À Guidel, les 27 et 28 octobre, AJC réunissait plusieurs de ses adhérents pour un deuxième séminaire du programme Landscape. Partage de pratiques professionnelles, échanges autour des enjeux environnementaux et financiers de l’énergie, ces deux journées, pilotée par Hervé Fournier, auscultait la notion de sobriété énergétique appliquée aux lieux et festivals de jazz.
Écrit par Hervé Fournier,
Consultant formateur, Co-fondateur de Terra 21, Nantes
De la sobriété générale à la gestion raisonnée de l’énergie dans le projet culturel.
Depuis une génération, les projets culturels sont percutés par des concepts qui se déclinent avec plus ou moins de force auprès des équipes attachées à un lieu, un festival. Après l’Agenda 21 [1] du Sommet de la Terre de Rio en 1992, l’Agenda 21 de la Culture proposé par la CGLU [2] en 2004, le développement de la Responsabilité Sociale des Organisations, enfin la lutte contre le changement climatique post-Grenelle 2007 [3], la crise géopolitique ukrainienne et ses conséquences sur le coût de l’énergie amènent l’ingénieur culturel à s’emparer d’une nouvelle donne, la sobriété. Intégré comme un impératif dans l’action publique gouvernementale en 2022 [4], le principe de sobriété s’impose dans la gestion de l’énergie au sein d’une organisation, qu’elle soit publique ou privée. Le secteur culturel n’échappe pas à cette réalité managériale dont les prémices avaient été posées par des organisations telles le Synpase (2011), REDITEC ou le REEVE au sortir de la COP 21 de Paris [5] avec la publication du Guide de l’Énergie Maitrisée sur les festivals. Ce concept de sobriété a vu son actualité renforcée par son arrivée dans la doctrine d’action du GIEC lors de la publication du sixième rapport de synthèse en mars 2023. [6] C’est une profonde évolution !
La question des « limites » de nos ressources naturelles est évoquée : des limites pour préserver les besoins fondamentaux des populations ; des limites que sont celles de l’eau, des matières premières, de l’énergie… Nous ne sommes pas éloigné·es de la théorie du Donut développée par Kate Raworth [7]. Garance Amieux du Périscope le rappelle en ouverture du séminaire : « la sobriété est plurielle : énergétique, numérique, foncière… »
Appliquée au secteur culturel, la sobriété globale est déjà une réalité pour de multiples acteurs de la diffusion du jazz en France où le réemploi, la réutilisation des matières, la gestion optimale des ressources humaines, la faiblesse des moyens financiers obligent à se réinventer sans cesse, à imaginer de nouveaux dispositifs de production et de rayonnement de ce répertoire. Elle intègre la question de l’eau pour des évènements tels Jazzèbre en Pyrénées-Orientales, territoire où « la mer monte » [8] (titre d’un programme scientifique et culturel du PNR de la Narbonnaise) et où le stress hydrique devient permanent.
Dans les salles de spectacle de musiques actuelles, la sobriété énergétique est un sujet concret lorsqu’il faut éclairer et sonoriser une boite noire. Elle s’incarne pour l’opérateur culturel par un parc matériel, pérenne ou temporaire, des câbles, des projecteurs, des consoles dont les caractéristiques sont spécifiées dans des fiches techniques d’accueil ou de tournées lorsqu’elles sont émises par les groupes et les tourneurs. Elle se mesure en watt en termes de puissance des matériels, en kVa pour la puissance du compteur du lieu d’accueil, en kWh pour la consommation (ou en litre de carburants pour un groupe électrogène !) Le kWh, parce qu’il se signale dans les factures finales de consommation, est devenu un sujet de (bonne) gestion pour les responsables de salles. Lorsque le coût de l’énergie s’est envolé en 2022, les grands équipements nationaux ont annoncé des stratégies de réduction de ces consommations de l’ordre de 10% à l’Opéra Comique (d’ici 2024) à 33%, au Théâtre national de la Danse de Chaillot (sans échéance). [9] Les salles, telle l’Estran qui nous accueillait, deviennent pointilleuses sur les températures dans leurs locaux. Nous y avons rencontré une « équipe très volontaire et précurseure sur la thématique abordée dont le lieu était l’écrin parfait pour illustrer le sujet exploré sur ces deux jours » selon les dires d’une participante. Pour autant, les professionnel·les du séminaire de Guidel indiquent que les notions de puissance émise, de capacités énergétiques maximales de l’équipement ou d’une régie, ne sont que très rarement intégrées dans le dialogue des programmateur·rices avec les tourneur·euses, des directeur·rices techniques avec les régisseur·euses de tournées.
Ce dialogue, lorsqu’il existe sur les questions environnementales, se focalise sur les modes de transport en tournée, les vertus durables du catering ou les écogestes dans l’organisation (suppression du contenant plastique avec la gourde pour les technicien·nes !). C’est aussi à cet endroit que doit s’ancrer l’évolution des pratiques professionnelles. Il y a quelques années, le Deux Pièces Cuisines, espace culturel du Blanc-Mesnil, avait conduit le dimensionnement de sa fiche technique d’accueil (son, lumière) par le prisme d’une puissance maximale permise par le réseau installé… Cette question du dimensionnement de l’installation énergétique, qui encourage à limiter les usages énergivores, est l’une des actions « défensives » préconisées par le Shift Projet pour « décarboner la culture ». Comme le déclare Matthias Leullier, directeur général adjoint de Live Nation France, « on arrive à un tournant (…) et peut-être demain on dira aux artistes : “vous avez tant de kilowattheures pour votre production”, et voilà. » [10] Ce « et voilà » traduit probablement une invitation remise au lendemain ! À Lyon, dans le prolongement de sa démarche Carbone [11], l’équipe du Périscope revisite sa fiche d’accueil et sa fiche technique, avec des « lunettes écologiques ». À Guidel, Xavier Le Jeune et Chloé Blandin qui vient de le rejoindre en tant que directrice- adjointe, mènent une réflexion sur la proposition de résidences sobres pour les artistes.
Jason Sharp au Pannonica – Crédit : Christophe Guary
Une mobilisation difficile sur la question énergétique.
Les (petites) marges de manœuvre pour mettre en œuvre la sobriété énergétique sont d’ores et déjà connues par la communauté des régisseur·euses : les puissances des matériels, l’extinction des matériels entre le filage et la représentation, les distances de câblage depuis les sources d’énergie, la qualité générale des matériels et leur maintenance, avant même d’évoquer la typologie du matériel (passage au LED en substitution de l’éclairage au filament, avec un gain énergétique certain, mais avec un impact environnemental lourd sur l’épuisement de certaines ressources [12]). Pour Mathieu Schœnahl, directeur du festival Météo à Mulhouse, il est nécessaire d’« échanger plus largement avec la direction technique sur l’ensemble de ces enjeux, mais aussi avec les prestataires. »
Les acteurs culturels disent leur difficile mobilisation sur cette question de la fiche technique basse consommation au vu des pratiques existantes et de certaines productions qui se sont « technicisées pendant le temps du COVID », selon les dires de Xavier Le Jeune. Ce frein doit être mis au regard des ordres de grandeur qui gouvernent les consommations énergétiques d’une salle de spectacle. En effet, le chauffage, la ventilation, la climatisation demeurent de très loin les postes les plus énergivores et l’attention managériale doit prioritairement porter sur ces postes. Sous l’angle carbone (Bilan Gaz à effet de serre), le poste énergie qui mesure les consommations annuelles des salles et les convertit en EqCo2, demeure accessoire (voir étude sur l’impact Carbone des lieux et festivals de jazz menée par AJC dans le cadre du projet européen Footprints [13]).
L’arrivée du Décret Tertiaire [14],qui oblige les propriétaires des équipements tertiaires, dont les salles de spectacle de plus de 1.000 m2 à revisiter leur performance énergétique, est une nouvelle opportunité pour s’approprier la donnée énergétique traduite en kWh énergie finale/ an/m2. Cette approche n’est pas nouvelle pour de nombreux (grands) équipements dont le Diagnostic de Performance Énergétique (DPE) est régulièrement actualisé dans le cadre d’une gestion bâtimentaire du patrimoine public. Les données collectées sont de multiples natures : mesures de températures, d’hygrométrie, de combustion, d’éclairement moyen…
Une analyse fine des consommations doit être réalisée et rapportée à une année de référence (entre 2010 et 2019) pour aboutir à un plan d’action. Celui-ci comprend la rénovation énergétique du bâtiment lorsque cela est nécessaire mais également la sensibilisation des usager·es (dont les spectateur·rices et les équipes pour les équipements culturels) ou l’optimisation des installations et des usages existants, surtout ceux énergivores via la maintenance.
Cette maintenance exige de la formation et une forte mobilisation des prestataires, permises par un cadre contractuel (contrats de maintenance). Il est alors question de « bouquet » de réalisations, correspondant à un niveau de performance énergétique global après la mise en œuvre du programme d’améliorations.
Le non-respect de cette obligation de mise en œuvre du décret tertiaire pourra entraîner une amende administrative de 1.500 € pour les personnes physiques et de 7.500 € pour les personnes morales. La propriété des salles par les villes est un frein pour les usagers des salles (dont l’équipe qui organise des concerts avec un statut associatif autonome) qui ne paient pas automatiquement les factures énergétiques. À Nantes, le directeur du Pannonica décide d’aller « discuter avec la direction technique de la ville pour savoir ce qui a été engagé » (cf. page 27) Enfin, il arrive que le propriétaire s’exonère de cette charge lors d’une disproportion manifeste entre le coût des actions recommandées par rapport aux économies d’énergie attendues.
Mamie Jotax à L’Estran – Crédit : Xavier Le Jeune
Premières préconisations pour lancer son plan d’action de la sobriété énergétique.
La lecture des premiers bilans environnementaux établis par des ensembles musicaux à notoriété internationale, depuis Radiohead en 2012 à Coldplay en 2023 [15], permet de lister les premières actions à mettre en place sur la question énergétique. Il convient en premier lieu de s’outiller pour obtenir de la donnée que ce soit celle des matériels requis pour la tournée ou celle des salles visitées, pour « comprendre la problématique énergétique d’un spectacle ».
Quelles sont les consommations par zone, par matériel, à quel moment du spectacle (chauffage ou climatisation d’une salle de concert), quelles sont les puissances nécessaires et quelles sont les sources d’énergie de ces dispositifs ? Au vu de ces informations, l’organisateur·rice engagé·e [16] sur le sujet pourra organiser un échange avec les équipes de production et identifier les objectifs pour redessiner le système énergétique du spectacle : dimensionnement du parc matériel, localisation et typologie des sources d’énergie (en lien avec les « capacités » énergétiques du lieu), identification de variantes et d’usages moins énergivores en lien avec les équipes, sensibilisation de tous et notamment des spectateur·rices, etc. Cette question de l’engagement formalisé est un socle des systèmes de gestion de l’énergie (selon ISO 50001, ISO 14001) dans le sens de « prendre position » et manifester son intention générale ; traiter la question énergétique dans son organisation dans le cadre d’une démarche environnementale globale, réduire sa vulnérabilité sous l’angle du coût de l’énergie ou de la conformité réglementaire (décret tertiaire), piloter une communauté d’acteurs impliqués dans des actions de sobriété, d’efficacité, de sourçage de l’énergie pour reprendre le scénario NégaWatt. Cette démarche de gestion de l’énergie, si elle vise à être reconnue, doit également définir des « rôles et responsabilités » au sein des équipes, ce qui est une nouvelle difficulté dans des métiers de la scène au statut précaire, intermittents par nature.
Au sortir du séminaire, Frédéric Roy du Pannonica cible « l’acculturation de l’équipe comme une priorité : mettre en place une réflexion, une veille en interne et inscrire ces réflexions dans une dynamique collective… en s’appuyant sur des actions déjà mises en œuvre notamment avec les artistes ». Le CNAM (Laboratoire LIRSA de Lucie Marinier et Hesam Université) dans le cadre d’un programme PIA Compétences et Métiers d’Avenir pointe la nécessaire « connaissance des enjeux énergétiques et des règlementations par les équipes techniques et les directions » ce qui affectera forcément les modes de fonctionnement habituel des organisations, le rythme des programmations ou le partage des lieux (rapport complet, Culture et création en mutations, publié en novembre 2023). La gestion de la sobriété énergétique est l’une des facettes des multiples mutations du secteur culturel et des salles de spectacles en cette première moitié du XXIe siècle !
La capacité à coopérer en interne avec son équipe et ses bénévoles demeure finalement le levier fondamental à l’action selon Séverine Levy de Jazzèbre, mais aussi « la coopération entre pairs, initiée lors de telles rencontres professionnelles, pour encourager des réponses collectives et spécifiques au secteur du jazz ».
[1] L’Agenda 21 est une démarche de réflexion et d’action partagées sur un territoire dont les objectifs peuvent affectés de près ou de loin la conduite des affaires culturelles
[2] La documentation associée à l’Agenda 21 de la Culture sur ce lien
[3] En parallèle de l’Opéra de Lyon en 2009 (données 2008) plusieurs grands équipements ou équipes artistiques comptabilisent leurs émissions de gaz à effet de serre (Tryo, Zénith Nantes Métropole, Théâtre de la Colline etc..) en s’appuyant sur l’Outil Bilan carbone
[4] Communiqué à lire à ce lien
[5] Voir la publication fin 2017 par le Réseau Eco-Evenement en Pays de la Loire (REEVE) et de l’Association Professionnelle des Responsables Techniques du Spectacle Vivant (REDITEC) du guide l’Énergie Maitrisée sur les festivals à ce lien
[6] Communiqué à ce lien ou le rapport en anglais sur le site du GIEC
Le mot sobriété y est défini page 29 (sufficiency : a set of measures and daily practices that avoid demand for energy, materials, land, and water while delivering human well-being for all within planetary boundaries)
[7] La Théorie du Donut, ed. Plon, 2018 « l’auteur propose de remplacer l’objectif économique général de croissance du PIB, par un objectif de stabilisation de l’activité économique entre deux frontières : la frontière des besoins humains de base comme plancher, et la frontière de la préservation de l’environnement comme plafond. C’est la représentation de ce plancher et de ce plafond, sous forme de cercles, qui donne l’image du donut dans lequel l’activité économique doit s’inscrire.»
[9] Les salles de spectacle à l’heure de la sobriété énergétique, par Rana Moussaoui – AFP 5 octobre 2022
[10] Directeur général adjoint de Live Nation France, voir article du Monde du 14 octobre 2023 « Le Marché des musiques actuelles se penche de nouveau sur la sobriété des concerts, tournées et festivals » à ce lien
[11] Le Périscope a réalisé son Bilan Carbone sur ses données 2019. Le décryptage de cette démarche et des résultats, réalisé par Gwen Sharp (The Green Room) dans un souci pédagogique, est remarquable. Voir ce lien
[12] Sous l’angle de la consommation énergétique lors de son usage, le passage au LED est sans aucun doute une évidence. Pour une approche multicritère du sujet et des problématiques associées, voir la thèse de Kevin Bertin publiée en septembre 2022 « Analyse des impacts environnementaux et socio-économiques des systèmes d’éclairage » à ce lien
[13] Résultats sur ce lien
[14] En savoir plus sur le Décret tertiaire de juillet 2019 et sur les objectifs de réduction à atteindre, télécharger le guide complet de l’ADEME « Le décret tertiaire : l’essentiel sur l’enjeu de rénovation pour les collectivités – Périmètre d’application et modalités de mise en œuvre » à ce lien
[15] Radiohead : voir le rapport
Massive Attack : voir le rapport
Coldplay : voir le site
[16] S’engager sur ce sujet équivaut à « prendre position » et manifester son intention générale : traiter la question énergétique dans son organisation dans le cadre d’une démarche environnementale globale, réduire sa vulnérabilité sous l’angle du coût de l’énergie ou de la conformité réglementaire (décret tertiaire), piloter une communauté d’acteurs impliqués dans des actions de sobriété, d’efficacité, de sourçage de l’énergie pour reprendre le scénario Négawatt.