Les 12 et 13 juillet derniers, plusieurs adhérents AJC se retrouvaient au festival Jazz à Luz. Festivals et lieux de jazz pouvaient échanger et scénariser collectivement les futures mobilités soutenables du monde musical. Ce tout premier séminaire de Landscape était confié à Marion Ser et Pablo Belime.
Écrit par Pablo Belime,
Consultant en étude des publics et bifurcation écologique
Les progrès techniques des siècles derniers ont provoqué́ une contraction des distances et une expansion du temps, entrainant une croissance quasi constante des flux humains, matériels, médiatiques et financiers à un point tel que l’agitation semble être devenue notre unique boussole. Une rythmique moderne qui ne tient pas compte de la finitude du monde, dont nous avons dépassé au moins six des neuf limites [1] au-delà desquelles la viabilité de l’espèce humaine n’est plus assurée. Déjà en 1973, le précurseur de l’écologie Ivan Illich soutenait l’existence d’un niveau de sophistication au-delà duquel la quête sempiternelle de développement dégrade la situation qu’elle visait à̀ améliorer [2]. Ainsi, l’extraction puis la consommation des énergies fossiles par les pays occidentaux nous ont mené·s dans une bascule climatique dont les conséquences menacent aujourd’hui les conditions d’existence du vivant sur Terre. Il s’agit sans doute de la limite la mieux étayée, pour laquelle la quasi-totalité des pays du monde s’est accordée à contenir l’augmentation de la température moyenne bien en dessous de +2°C d’ici 2100. En France, l’État vise une neutralité Carbone à horizon 2050. Pour y parvenir, nous devons réduire nos émissions Carbone de 5% par an, une telle trajectoire sous-tend des bouleversements sociétaux difficilement palpables. Souvenons-nous qu’en 2020 nos gaz à effet de serre ont baissé de 10% lors d’un semblant de décarbonation forcée, donc subie, avec la mise à l’arrêt des déplacements durant près de sept mois [3].
Nos imaginaires insoutenables de mobilité
En effet, le secteur des transports représente la plus grande part de notre empreinte Carbone nationale (30%). Si le temps consacré à se déplacer est constant au fil des époques avec une heure par jour, les distances parcourues se sont sensiblement accrues compte tenu de la transformation de notre système de mobilité. En conséquence, jusqu’à 79 % des kilomètres réalisés par les Français·es chaque année le sont en voiture individuelle [4]. De la fascination en 1955 pour la nouvelle Citroën DS associée par Roland Barthes aux cathédrales, jusqu’aux récentes déclarations d’amour d’Emmanuel Macron pour la « bagnole », l’automobile reste encore de nos jours un objet de passion, malgré ses impacts négatifs documentés bien au-delà de la question Carbone (artificialisation des sols, érosion de la biodiversité, pollution de l’air et de l’eau). Véritable impensé de la conversion écologique des Français·es, c’est un objet indispensable à l’inclusion sociale de nombreux citoyen·nes. Cette place de choix au sein des mobilités résulte néanmoins d’une représentation de la liberté de l’homme occidental en mouvement constant, épris d’autonomie, de rapidité et d’efficacité érigées en valeurs sociales.
Photo : Jazz à Luz / Crédit : Pierre Meyer
Pourtant, la raréfaction des ressources fossiles combinée aux effets du réchauffement climatique posent une double contrainte à nos déplacements tels qu’ils sont aujourd’hui organisés, menaçant le déploiement de la rencontre artistique. Ce contexte interroge l’essence du spectacle vivant puisque la mobilité en est une composante fondamentale. Les pratiques culturelles sont ainsi la troisième cause de mobilité des Français·es avec les loisirs. En cela, la décarbonation des déplacements est certainement le plus grand défi des arts du spectacle pour assurer leur soutenabilité, car elle appelle à questionner les modalités de circulation des œuvres, des artistes et des publics. Cet impératif devient un axe majeur d’orientation des politiques culturelles, notamment à travers l’adoption de programmes d’aides conditionnés à la mise en œuvre de plan d’action dédié.
L’impérieuse nécessité d’(é)mouvoir le champ culturel
Il est établi que la mobilité des publics occupe une place prépondérante dans l’impact Carbone des lieux et festivals de musiques, qu’ils opèrent en espace urbain ou rural. Elle représente jusqu’à 75% des émissions dues aux déplacements, soit deux à quatre fois plus que le transport des artistes et des œuvres selon l’étude récente menée par AJC [5]. À ce constat s’adjoint une demande grandissante de la part des habitué·es d’évènements musicaux dont une large majorité (83%), toute catégorie sociale confondue, considère qu’il est important que les organisateur·ices communiquent et progressent sur les enjeux sociétaux et environnementaux [6]. Malgré un champ culturel dorénavant imprégné de l’urgence écologique, les professionnel·les témoignent d’un sentiment d’impuissance face à la décarbonation des mobilités. Une situation de blocage corollaire d’un triangle de l’inaction : les publics attendent la mise en place d’offres de transport par les structures culturelles, ces structures se tournent vers les collectivités responsables de la mobilité dont le budget est prioritairement fléché vers les trajets domicile-travail, tandis que les financeurs exigent la mise en place d’une démarche de transition sans pour autant y allouer des moyens financiers ou humains.
Bien que ces enjeux ne constituent pas le cœur de métier des professionnel·les du secteur, une absence d’implication supposerait de sacrifier les conditions de la rencontre artistique sur l’autel de l’exception culturelle. Au regard de ces injonctions contradictoires, les opérateurs culturels doivent se former et renouer avec une capacité d’agir propre à leur domaine d’expertise.
Les moyens de décarbonation des transports se déclinent selon trois typologies : les actions d’amélioration, de changement ou d’évitement. Comme le démontre Aurélien Bigo, spécialiste de la transition dans les transports, l‘évolution seule des véhicules et des infrastructures ne permettra pas de déployer une mobilité soutenable. Elle doit s’articuler avec un changement des comportements par des reports modaux et davantage de sobriété via une diminution des distances [7]. Si les opérateurs culturels n’ont pas de prise directe sur le levier d’amélioration, car dépendant des optimisations technologiques, ils ont néanmoins toute capacité de se saisir des leviers restants : changement et évitement.
Ceccaldi, Comte, Ziemniack à Jazz à Luz / Crédit : Pierre Meyer
Réinventer par la mise en récit
Changer les pratiques de mobilité des publics de la culture se traduit généralement par l’instauration d’incitations : une réduction sur le prix du ticket des personnes venant en transports en commun ou une collation offerte aux vaillant·es du pédalage. Mais si l’on souhaite augmenter le taux de report modal, cela requiert des mesures contraignantes afin d’affubler l’autosolisme thermique d’un désavantage comparatif, que ce soit en terme économique (parking payant) ou de confort (parking éloigné). L’acceptabilité de telles dispositions nécessite des propositions alternatives adaptées, efficaces et démocratiques. Une condition complexe mais pour laquelle les structures peuvent s’appuyer sur l’attachement des participant·es envers “leur” salle, “leur” festival. Ces communautés affectives sont constitutives de l’écosystème culturel, comme autant de parties prenantes à encapaciter via une approche inclusive et décentralisée de la redirection écologique. Si l’on regarde vers les montagnes enclavées du Pays de Galles, le festival intimiste folk Fire in the Mountain a par exemple choisi de flécher le coût de ses parkings vers le financement de navettes puis d’en déléguer la coordination à des bénévoles devenu·es ambassadeur·rices territoriaux·ales. Ces personnes ont un tarif réduit pour animer des regroupements locaux de festivalier·ères géographiquement proches afin d’assurer le remplissage des autocars. Bien que l’on conçoive tout le potentiel fédérateur de ce dispositif dimensionné à l’échelle de chaque bassin de public, encore faut-il qu’un désir de bifurcation écologique préexiste parmi les personnes de la communauté pour s’en saisir.
Cependant, nous constatons chaque jour que les données environnementales et les discours scientifiques se révèlent insuffisants pour mettre en œuvre la transformation des habitudes des individus : celle-ci requiert un bouleversement des imaginaires. S’il est bien une propriété reconnue aux objets culturels, c’est leur incroyable faculté à rendre possible des instants de récit alternatif, telle une irruption de la marge au sein de la norme. Les festivals précisément, concentrent en eux toutes les dimensions d’une cité éphémère où peuvent se bâtir et s’expérimenter les avant-gardes. Au-delà des incitations financières et mesures technico-contraignantes, les organisations culturelles sont les plus légitimes à déployer une mise en récit des possibles de la transition écologique par la démarche de scénarisation artistique. Ainsi, émancipons-nous des cadres habituels de diffusion et d’appréhension de l’œuvre afin d’intégrer le temps de mobilité des participant·es au cœur de l’évènement. Dans ce paradigme, le mode de transport devient une composante à part entière de l’expérience artistique – on pense aux concerts dans les trains et gares lors des Transmusicales de Rennes – jusqu’à parfois constituer l’identité du projet comme pour le collectif Slowfest avec son cyclo-festival Les Furtives ou bien le Festival International des Arts de Bordeaux et sa programmation à découvrir à vélo. A la scène conventionnée toulousaine La Grainerie, la mise en récit des déplacements prend la forme d’un podcast audio, Balades Sonores, dont la durée des épisodes est calibrée selon le temps de marche depuis la sortie de métro. Ainsi, l’impératif de transformation des mobilités est une précieuse occasion d’insuffler de l’émerveillement dans notre choix des modes de transports soutenables : un procédé fécond pour les imaginaires et par lequel les dirigeant·es ont l’opportunité de mettre en congruence les enjeux écologiques avec le propos artistique de leur structure.
Proportionner en renonçant
Le levier d’évitement dans la transition des transports dessine une lecture des mobilités par le prisme de la sobriété. En effet, le niveau d’émission Carbone des déplacements est corrélé avec leur distance et vitesse. Plus nous allons loin et vite, plus notre impact sera négatif sur l’environnement. Une réalité appelant inévitablement à ralentir nos mobilités. Dans un festival, si seulement 3% des participant·es viennent en avion cela peut représenter jusqu’à 60% des rejets Carbone du déplacement de publics. Faudrait-il alors choisir entre une diminution de la fréquence des sorties culturelles ou une réduction de la distance de celles-ci ? Un dilemme ontologique dans notre acceptation de ce que recouvre la rencontre artistique. Si l’on considère la circulation des créations consubstantielle à toute forme de spectacle vivant, il convient d’agir sur l’origine géographique des publics par des actions sectorielles de coopération à rebours des clauses d’exclusivité. A cet instant, les objectifs de décarbonation se télescopent avec nos modèles de développement charpentés par les injonctions de rayonnement et d’attractivité territoriale. La soutenabilité des mobilités est en effet réalisable à l’échelle régionale voire nationale, mais certainement pas internationale compte tenu des projections du secteur de l’aviation. Cela induit un dimensionnement des projets culturels à partir des bassins de vie, ce qui place les festivals de jazz et des musiques improvisées dans un paradoxe d’échelle, au titre de ces esthétiques dites “de niche” drainant davantage de publics lointains. Toute création de projets pourrait être traversée par un questionnement constant : le format est-il ajusté à son territoire ? Puisqu’un simple débord engendre une crue exponentielle des émissions Carbone en raison des grandes mobilités ainsi qu’une mésadaptation en cas de crise, eu égard à la dépendance accrue à des ressources extraterritoriales.
Par ailleurs, déterminer la juste mesure d’un évènement proportionnellement à son écosystème fait éclore de multiples cobénéfices (coopérations locales, convivialité et inclusivité, bien-être au travail, potentialités et prégnance de l’expérience, etc.), car l’accroissement perpétuel des jauges se révèle insoutenable, tant en termes d’empreinte environnementale que de portée socioculturelle [8]. Cet exercice de renoncement à la démesure ouvre dans le même temps le champ d’une densification à l’endroit des mobilités empêchées économiquement, socialement ou géographiquement. Entamer une redirection des modes de transports, c’est donc aussi en creux aller vers de nouveaux publics.
Prendre le chemin d’un avenir désirable
Enfin, la pertinence de ces actions de changement et d’évitement dans la transition des mobilités dépend d’un levier organisationnel prérequis à actionner en amont de tout plan d’action. Celui-ci implique en premier lieu la récolte de données, dans une démarche d’enquête à la fois quantitative et qualitative pouvant recouvrir :
• L’étude des publics et de leurs pratiques de déplacement afin d’établir une mesure initiale utilisée comme étalon de référence à partir duquel suivre la progression des mobilités soutenables.
• L’analyse cartographique, que ce soit pour répertorier les solutions de mobilité préexistantes ou bien mettre en lumière les réseaux d’interdépendances au sein de l’écosystème.
• Les concertations avec les autres opérateurs du territoire, en prêtant attention aux secteurs voisins rencontrant des problématiques similaires, à l’image des évènements sportifs.
Cette appréhension dépassionnée permet d’identifier collectivement les marches menant à̀ des mobilités décarbonées. S’il convient de capitaliser sur les expérimentations menées en d’autres endroits – notamment l’ambitieux programme national Festivals en mouvement – il faut veiller à démythifier l’existence d’une solution unique réplicable de lieu en lieu, condition sine qua non au maintien de l’espérance du pouvoir d’agir. La redirection écologique des mobilités des publics s’imagine à partir des entrelacs inhérents à chaque projet, communauté et territoire. Ce processus mènera à traiter démocratiquement des cas complexes lorsque, localement, la transmission ou l’arrêt de certains projets sera discuté au regard de leur insoutenabilité. Mais il esquisse également des chemins d’exaltation au cœur battant du spectacle vivant dans sa maestria à renverser un futur obsolète en un avenir désirable.
[1] Katherine Richardson et al. , Earth beyond six of nine planetary boundaries. Sci. Adv. 9, 2023.
[2] Ivan Illich, Énergie et équité, 1973.
[3] Observatoire Climat-Énergie du Réseau Action Climat.
[4] Autorité de régulation des transports, Le transport de voyageurs en France, 2022.
[5] AJC et le Périscope, Footprints : quel impact pour les lieux et festivals de jazz ?, 2022.
[6] BMA-Impact[s], L’impact social et environnemental des concerts et festivals : un enjeu d’importance pour le public, 2023.
[7] Aurélien Bigo, Les transports face au défi de la transition énergétique, Institut Polytechnique de Paris, 2020.
[8] Pablo Belime, Les micro-festivals peuvent-ils transformer l’expérience festivalière ?, Nectart, 2022.