Ces dernières années ont été traversées par de nombreuses crises qui rendent le futur plus qu’incertain. Aujourd’hui, le secteur de la musique, notamment celui de la musique live, doit s’engager dans une transition cruciale. De quels grands enjeux, économiques, écologiques, territoriales et artistiques, devons-nous nous emparer ? Comment innover, devenir plus soucieux des acteurs et des territoires ? Comment rester attentifs à l’écologie et à la diversité ? Quelles grandes transformations devons-nous imaginer collectivement pour réinventer la diffusion de la musique ?
Table ronde du 6 décembre 2023 à La Dynamo de Banlieues Bleues (Pantin) lors des Rencontres AJC avec
Patrick Comoy haut fonctionnaire adjoint à la transition écologique et au développement durable au Ministère de la Culture
Mathilde Coupeau directrice de Jazz à Poitiers
Philippe Gautier musicien et secrétaire général du SNAM-CGT
Laurence Loyer-Camebourg directrice de la culture dans le Département de la Manche et directrice artistique du festival Les Traversées Tatihou, festival des musiques du large
Frédéric Ménard directeur et co-programmateur de Zutique Productions
modération par Charlotte Bartissol directrice de l’association ProQuartet, Centre européen de musique de chambre
Charlotte Bartissol. Comment les questions écologiques traversent- elles les situations de nos invité·es et du monde de la musique en général ? Comment transposer nos initiatives individuelles en action collective ? Ce sont autant de vastes sujets que nous avons voulu aborder lors de cette matinée !
Pour débuter, je passe la parole à Patrick Comoy – haut fonctionnaire adjoint au développement durable et à la transition écologique au ministère de la Culture dont le rôle, les missions et les moyens méritent d’être détaillés.
« Nous devons continuer de financer la transition politique »
Patrick Comoy. Les crises que nous vivons, crise climatique, de la biodiversité, des ressources, sont d’une telle ampleur, violence, rapidité, et mettent tellement en cause ce que nous sommes en tant qu’êtres humains que nous ne pourrons nous en sortir si nous ne coopérons pas. Or la coopération n’est pas le mode standard de fonctionnement d’une structure administrative ou culturelle. Créer les conditions de la coopération, l’encourager et la fluidifier, c’est un travail que nous portons.
Nous sommes certes un petit service de cinq à six collaborateurs, au sein du Secrétariat Général du ministère de la Culture mais nous sommes au centre de ce même ministère. Notre rôle est d’être un lieu de passage, transversal, de mise en coopération et de circulation de l’information entre le ministère et les structures culturelles pour que toutes les personnes se parlent, s’écoutent, sachent ce qui se passe. Pourquoi ? Car s’il est évident pour beaucoup que nous vivons une crise planétaire, il n’est pas forcément évident pour le monde de la culture qu’il a un rôle à jouer dans cette transition écologique. Et même au sein du monde culturel, lorsqu’on dirige un musée, un cinéma, il n’y a pas d’évidence non plus à aller chercher des solutions dans le jazz ou ailleurs. C’est pour créer cette mise en connexion et en mouvement que nous sommes là.
Charlotte Bartissol. Nous disposons aujourd’hui du plan d’action de la DGCA qui se décline en quatre axes mais nous ne trouvons pas encore cette fameuse feuille de route dans laquelle il faudra inscrire des initiatives existantes.
Patrick Comoy. La ministre a annoncé et présenté les axes de sa feuille de route sur la transition écologique du secteur au Centre Pompidou en septembre 2022. Depuis, nous avons travaillé en lien avec les différentes filières culturelles en vue d’identifier les bonnes pratiques et notre Guide d’orientation et d’inspiration pour la transition écologique de la culture [1] sortira le 7 décembre. Nous devons financer la transition politique et le faisons déjà. Alternatives vertes est ainsi reconduit et il existe des programmes “généralistes” de financement sur lesquels peut émarger la culture. Nous devons former sur la transition écologique. Le ministère a la responsabilité de différentes écoles et c’est là-bas que nous devons débuter cette formation. Nous devons aussi former dans les métiers, parce que leur pratique sera bouleversée par la transition écologique. Nous devons également avoir un rôle d’information. En parallèle de la sortie de ce guide, nous mettrons en place un centre de ressources [2] sur le site web du ministère, afin d’être un point d’entrée pour celles et ceux qui souhaitent s’informer, comprendre, etc. Le ministère a un rôle important de curation en orientant vers telles ou telles sources d’information.
« Nous sommes passés d’opérateur culturel à voisin dont l’action est identifiée »
Charlotte Bartissol. Frédéric Ménard, vous êtes directeur et fondateur de Zutique Productions, à Dijon. Feuille de route du ministère ou non, vous n’avez pas attendu pour repenser la diffusion de la culture et de la musique sur les territoires où vous êtes installés, le quartier des Grésilles comme le canal de Bourgogne.
Frédéric Ménard. Zutique est une structure culturelle connue par le Tribu Festival qui brasse plusieurs esthétiques musicales, dont le jazz. Mais nous portons aussi un intérêt fort à la question territoriale dans nos projets et considérons le mot territoire sous son angle le plus polysémique – politique, économique, social, historique, etc. Lorsque nous avons débuté nos actions culturelles dans le quartier des Grésilles, nous nous sommes rapidement rendu compte qu’il était compliqué d’y travailler sans l’habiter.
Suite à notre emménagement, notre statut a littéralement changé. Nous sommes passés d’opérateur culturel non identifié à voisin dont l’action est identifiée par les personnes qui nous entourent, générant une certaine confiance et la possibilité de co-construire de nombreux projets. Dans ces barres où il y a près de 50% d’appartements vacants, nous avons lancé un projet de mixité d’usage, cherchant à faire se côtoyer ces logements sociaux et leurs habitant·es, souvent dans la précarité, et notre projet culturel. Nous avons ainsi investi une coursive de trois étages et y avons installé des opérateurs culturels.
La Coursive Boutaric est devenue une structure ad hoc, disposant de sa propre entité juridique et l’un des premiers PTCE – pôle territorial de coopération économique – et accueille des espaces de travail pour la trentaine de structures membres du collectif. Elle est animée par cinq salariés, qui accompagnent nos membres, développent des actions de formation et travaillent au développement de projets culturels. De notre cœur de métier qui est la musique, nous avons cherché à creuser ces questions de territoire, d’économie et de coopération.
Charlotte Bartissol. Et maintenant, l’Acte 2 qui se joue autour du canal de Bourgogne.
« 95% des personnes qui fréquentent notre lieu viennent à vélo ou à pied »
Frédéric Ménard. Au sein de l’équipe, il y avait l’envie de disposer d’un lieu, dans une zone périphérique et non plus en ville. La question des coûts de chauffage et d’entretien du lieu s’est cependant vite posée et nous avons opté pour une approche différente : là où la plupart des lieux culturels ouvrent entre octobre et mai-juin, lorsqu’il faut chauffer, nous avons décidé de travailler sur une saison inversée, de mi-avril à fin septembre.
Le premier projet, nous l’avions monté avec un bailleur social, Dijon Habitat. Là, c’est avec Voies Navigables de France (VNF), organisme public qui a la gestion des canaux en France. Nous avons donc réhabilité une maison éclusière qui se trouve le long du canal de Bourgogne, à quatre kilomètres du centre de Dijon, et à laquelle on ne peut pas accéder en voiture, sauf exception. 95% des personnes qui fréquentent ce lieu viennent à vélo ou à pied. Nous y accueillons 42 formations musicales sur 16 week-ends d’activités et au fil de l’hiver près de 120 jours de résidence pour une consommation annuelle de 9.500 KwH, là où une maison de 150 mètres carrés consomme à peu près 17.000 KwH. L’hiver, nous travaillons dans de petits espaces et chauffons aux granulés de bois, du pellet. La facture énergétique est de l’ordre de 3.000 euros par an, ce qui est relativement peu.
La « sobriété alimentaire » est également un enjeu important pour nous. Au sein de notre restaurant, 80% de la production alimentaire servie est végane, 95% des produits vendus proviennent du circuit court : matières premières, boissons alcoolisées, bières brassées localement ou de softs. Pas de Coca, Orangina, etc.
Enfin, nous travaillons aussi sur la question de la biodiversité. Nous travaillons avec un chantier d’insertion qui imagine, chaque mardi, l’aménagement paysager de l’espace. Avec des botanistes, nous pensons l’installation d’un verger conservatoire. Nous rencontrons aussi des problèmes avec une plante invasive, la Renouée du Japon. Pour mener une réflexion collective autour de cette plante, nous organiserons un workshop d’un mois avec une quarantaine d’étudiants de l’université d’Ottawa spécialistes du sujet et des designers issus de l’école d’art de Dijon.
Charlotte Bartissol. Nous avons parlé environnement et biodiversité mais encore peu de musique. Comment travaillez-vous la programmation ?
Frédéric Ménard. Nous accueillons environ 7.000 personnes sur une saison et limitons la jauge des soirées à 300 personnes par respect pour le cadre et l’environnement. Le lieu ferme à 22 heures pour des problématiques de maîtrise des coûts énergétiques et d’accessibilité à vélo. En termes de programmation, nous sommes sur un champ très large, des musiques classiques aux musiques du monde et près de 50% des artistes viennent de la région. Nous ne faisons plus de one-shots artistiques et travaillons majoritairement dans le cadre de tournées.
Daniel Erdmann Sextet Thérapie de Couple aux Rencontres AJC – Crédit : Maxim François
« Déplacer des artistes est moins coûteux en carbone que déplacer des publics »
Charlotte Bartissol. Les questions environnementales s’inscrivent dans d’autres problématiques comme la crise économique, que vous traversez à Poitiers, Mathilde ?
Mathilde Coupeau. Une crise de modèle économique plus qu’une crise économique. Jazz à Poitiers est une SMAC un peu particulière, puisqu’elle est hébergée au Confort Moderne, qui est aussi labellisé SMAC. Depuis les débuts de l’association, nous avons porté un projet artistique ciblé sur les musiques improvisées non idiomatiques, free jazz, musiques expérimentales, etc. Par notre spécificité, nous nous inscrivons dans un modèle économique proche des musiques contemporaines et sommes très majoritairement subventionnés et très peu en capacité de générer des recettes propres. Avec la succession de crises ces dernières années, nous arrivons au bout de ce modèle économique.
Nous parvenons à financer notre fonctionnement mais plus notre activité. Nous n’avons plus les moyens d’organiser des concerts, puisque par définition, lorsque nous organisons un concert, nous perdons de l’argent. C’est la raison d’être artistique et économique de notre projet. Nous avons donc pris la décision de suspendre l’entièreté de la saison 2024 et notre festival, Bruisme, ne maintenant que quatre temps forts. Nous voulons produire dans de bonnes conditions : maintenir des rémunérations sur un niveau de convention collective et un projet cohérent en lien avec nos valeurs et ce pour quoi nous sommes subventionnés.
Charlotte Bartissol. Quelle place tient l’enjeu écologique dans votre réflexion globale, et encore plus dans cette résistance à la crise ?
Mathilde Coupeau. Nous essayons aujourd’hui de reprendre des marqueurs que nous avions développés auparavant comme le projet ÉCHO)), qui duplique les concerts programmés chez nous dans un autre établissement à l’échelle du département, en milieu rural. Il y a une entrée écologique, puisque déplacer des artistes est moins coûteux en carbone que déplacer des publics.
Plus généralement, cela pose la question de l’espace-temps de la diffusion. Et c’est ainsi qu’on expérimente des concerts – les mêmes que ceux que nous aurions pu programmer un jeudi soir à 21 heures – les dimanches matin et après-midi, cherchant juste à ajuster les questions de durée et de volume sonore. En dehors des familles touchées, se sont progressivement mis à venir des habitués pour qui, écouter un concert un dimanche matin est parfait, car cela correspond plus à leur temporalité et mobilité. En semaine, ils sont parfois en télétravail et ne se déplacent pas de la même manière. Le dimanche, ils peuvent ainsi s’organiser différemment.
« La pluralité de la diffusion est essentielle »
Charlotte Bartissol. Philippe Gautier, vous êtes secrétaire général du SNAM-CGT. Lors de nos échanges préparatoires, vous avez évoqué une vision réelle et une vision fantasmée de ce secteur, de ce métier.
Philippe Gautier. La vie culturelle de ce pays, le secteur économique de la culture ou du spectacle vivant, est beaucoup plus large que ce que le ministère soutient. On peut le déplorer, mais objectivement, c’est ainsi. L’action du Centre National de la Musique se situe au même endroit. Lorsque la loi dit « secteur musical », tout le monde parle de « filière » : Un·e musicien·voit ses spectacles produits par un producteur, ce producteur vend ensuite les spectacles à des diffuseurs et un label produit ses enregistrements, et lui verse des droits etc. C’est une manière d’envisager les musiciens insérés dans une filière. Mais est-ce l’expérience du métier vécue par les artistes aujourd’hui ? Je ne le crois pas.Encore moins dans le jazz où, si les choses ont évolué positivement au niveau des aides à la production, le métier consiste encore en la réunion de musicien·nes qui montent un projet pour le jouer. S’il y a des aides et si c’est produit, tant mieux. Sinon, on le joue quand même. Et cette conception erronée du monde musical pose aujourd’hui problème.
C’est ainsi que nous avons travaillé à la création du GIP Cafés Cultures, pensé avec les collectivités qui souhaitent plus de vie musicale sur leur territoire. Les collectivités et l’Etat via le FONPEPS mettent de l’argent dans le GIP et cela finance des concerts dans les cafés de la collectivité – ville, département ou région. Dans les statuts, nous avions écrit « lieux de proximité » et cela fait encore plus sens aujourd’hui. Nous avions pensé : les musicien·nes cherchent à jouer, l’économie des cafés est insuffisante pour payer les salaires, mais il existe une volonté et un public, donc accompagnons ce mouvement. Cet exemple de projet est, aujourd’hui pour moi, le contre- exemple parfait de cette idée de « filière ». Être musicien·ne, c’est pour beaucoup, cette autre réalité.
Charlotte Bartissol. Je retiens ce souhait de faire jouer les artistes là où ils vivent, dans leur environnement immédiat, n’est-ce pas ?
Philippe Gautier. Il faut “tout” faire. Un musicien, bien inséré, qui dispose de bons réseaux aura chaque année plusieurs tournées. Il pourra se déplacer en France, voire en Europe, mais il peut jouer à 15km de chez lui. Cette pluralité de la diffusion est essentielle.
On se figure qu’on débute en jouant dans des cafés, pour de petites assos. On s’améliore et alors on joue dans des SMAC, dans des salles de 200 à 400 places, puis dans des scènes nationales devant 800 personnes. Enfin, on finit par jouer dans des Zéniths. Mais c’est une pyramide fantasmée de la vie musicale de ce pays. Ce n’est pas cela la structuration du métier de musicien·ne. L’endroit où il y a le plus de travail est tout en bas, dans les petits lieux. Il est évidemment souhaitable de jouer dans les étages supérieurs de la pyramide, mais cela ne concerne qu’une minorité de musicien.nes. Les personnes qui jouent parfois dans de grandes salles jouent aussi toute leur vie dans des salles de moins de 200 places, et ce réseau a besoin d’être soutenu !
Dans la salle. Comme le disait un collègue de l’APTA [Art pour la promotion des talents artistiques] : « Les musiques trad’ toujours été vues comme en retard, or nos fonctionnements et logiques nous amènent au regard de la crise écologique à être désormais en avance » de par nos “petits” lieux, notre proximité avec le public et les territoires, etc. Il faudra certes toujours le prouver, l’argumenter, le justifier mais nos modèles fonctionnent et nous ne pouvons laisser le haut de la pyramide qui a ses propres arguments constamment faire pencher la balance dans son sens.
Mamie Jotax à L’Estran – Crédit : Xavier Le Jeune
« Comment habiter et coopérer sur un territoire ? »
Charlotte Bartissol. À mes côtés, Laurence Loyer-Camebourg. Vous êtes directrice de la culture du département de la Manche. Territoire de 500.000 habitants qui dispose de 640km de côte et se trouve fortement impacté par les questions de transition écologique du fait de la montée des eaux ou plus récemment des tempêtes.
Laurence Loyer-Camebourg. Nous sommes en effet déjà dans des questions d’adaptation !
Avant de parler de deux de nos actions, j’aimerais dire notre engagement dans la démarche des droits culturels, et j’ai retrouvé, dans le travail de Frédéric, ces démarches importantes de concertation, de participation, de ne pas faire “pour” mais bien “avec”. Sur le site culture. manche.fr est d’ailleurs présenté notre plan de développement des droits culturels avec des orientations fortes qui traversent la transition écologique : « Comment habiter un territoire ? Comment coopérer sur ce territoire ? Comment travailler les questions d’éducation, d’information de communication ? »
L’île Tatihou est un petit confetti de 28 hectares sur la côte est du Cotentin, propriété du Conservatoire du littoral et confiée en gestion au département. Un département qui avait dejà, il y a 30 ans, le souci de sensibiliser les habitant·es à la fragilité du littoral et notre projet y participe. Nous y co-organisons, avec les habitant·es, le festival des Traversées Tatihou, plutôt orienté autour des musiques traditionnelles et du monde, avec une attention très particulière au vivant. On y vient à pied parce que l’on profite des grandes marées pour traverser les parcs à huîtres et ainsi développer progressivement une résonance avec le vivant et l’île. Comme évoqué aussi par Mathilde, nous travaillons aussi avec des artistes qui parfois viennent de loin et cherchons à profiter de leur présence sur le temps long avec des temps de rencontres, de concerts en jardin, en EHPAD, en camping ou encore en médiathèque, loin de l’adresse habituelle du concert classique. Nous conduisons aussi depuis 1997 des tournées en milieu rural qui sont co-construites avec 26 collectivités ou associations. Là aussi, ces tournées s’organisent sur un temps plus ou moins long – de deux à huit dates, incluant des moments de médiation culturelle. Chaque jour, les équipes artistiques changent de communes et vont à la rencontre des habitant·es. Une saison, c’est 90 dates (25 compagnies en tournée) dont 12 propositions musicales.
« Difficile de parler d’écologie et de transition sociale sans aussi parler d’égalité »
Frédéric Ménard. C’est un sujet connexe à la transition écologique, mais il nous faut opérer une transition sociale et je pense, entre autres, à la jeunesse. La plupart des ados ne fréquentent pas les lieux labellisés du ministère de la Culture. Dans ce contexte de tension sociale se pose aussi la question de la diversité. Je suis apeuré quand je vois que nous sommes des communautés de « Blancs ». Il y un gros travail à effectuer sur la question de la diversité dans nos métiers et nos publics. Ce sont des questions de transition sociale, comportementale, etc., à mettre en œuvre.
Philippe Gautier. Je partage ce constat mais je n’aime pas l’entendre poser ainsi. Le travail de nombreuses grandes villes dans les quartiers populaires en est la preuve. Il me semble difficile de dire qu’il n’y a pas une volonté politique, ainsi que chez les acteurs culturels, d’investir les quartiers populaires et de s’ouvrir aux autres, quand je vois à Nantes, par exemple, le travail fait autour des Rendez-vous de l’Erdre, festival de jazz, et de Belle plaisance. C’est un festival qui met à l’honneur le jazz contemporain mais c’est surtout un festival de territoire et le public est essentiellement local dont de nombreuses personnes issues des quartiers populaires de la ville. Soyons vigilant·es dans la schématisation !
Dans la salle. Il est aujourd’hui difficile de ne pas parler d’écologie et de transition sociale sans aussi parler d’égalité des genres. Et aujourd’hui, nous avons par exemple trop peu de candidates sur les recrutements de direction de scènes pluridisciplinaires ou de SMAC. Nous devons opérer un changement de mentalité afin que les femmes osent se porter candidates et que nous puissions les repérer et les encourager.
« Aides structurantes, échelles et retours d'impact environnemental »
Dans la salle. Nous entendons constamment parler de simplification des aides, du refus de saupoudrer celles-ci, alors que c’est l’inverse qui devrait se produire. De nombreux travaux ont avancé la pertinence des micro-aides dans des secteurs économiques divers et variés et nous sommes en train d’écraser cela.
Charlotte Bartissol. Alternatives vertes est doté d’un budget de 25 millions d’euros avec des minima de budget à 100 000 euros. Ce sont donc plutôt pour de gros projets. Comment pouvons-nous aider des projets qui relèvent d’initiatives de petit format ?
Patrick Comoy. Il ne faut pas caricaturer. Ni le Ministère ni même Alternatives vertes ne s’intéressent qu’aux gros projets. Les aides sont diverses et variées et cherchent à intégrer tous les acteurs et leurs projets. Concernant les aides, celles- ci pourraient évoluer vers une éco- conditionnalité dont tout le monde semble effrayé alors qu’elle existe déjà ! Depuis le printemps, pour toucher les aides du CNC en vue de la réalisation d’un tournage de film ou de série, il faut s’engager à effectuer un bilan Carbone avant et après.
Dans la salle. Aucun film, ou presque, ne se réalise sans l’aide du CNC, rendant son aide déterminante là où une très petite minorité des projets musicaux bénéficie des aides du CNM.
Patrick Comoy. J’entends le fait que nos aides ne touchent pas toute la gamme des acteur·rices ou des structures, et c’est probablement plus flagrant dans le monde de la musique. Pour autant, nous devons commencer à un endroit. Et donner des aides en demandant en retour des mesures d’impacts pourra assurément induire des changements et ensuite se décliner sur d’autres aides, d’autres échelles comme dans les collectivités par exemple.
Lorsque nous soutenons Landscape, nous soutenons un projet structurant qui voit au-delà de ses trois porteurs. Notre espoir est que cela implique un maximum de parties prenantes dans le jazz qui pourront être sensibilisées puis inspirées par les actions portées. Nous espérons des effets de démultiplication. Cela peut apparaître comme de gros projets mais ceux-ci ne touchent pas que de grosses structures.
Autre solution, la culture peut émarger à des aides non nécessairement dédiées au champ culturel, comme le Fonds vert, doté de 2 milliards d’euros par an, qui permet d’accélérer et accompagner la transition écologique dans les territoires. Ce sont des aides au niveau des préfectures portées par les politiques locales dans des formes de co-financements. Il y a aujourd’hui trop peu de structures culturelles qui s’y intéressent et nous veillerons à ce que cela puisse changer.
Philippe Gautier. Sur ce thème de l’éco-conditionnalité, les Vieilles Charrues, le Hellfest, les tournées de K-Pop, etc ne demandent pas de subventions et n’en demanderont jamais. Et ce sont les évènements qui présentent les bilans Carbone les plus catastrophiques mais aucune de ces structures ne sera impactée demain par ces questions d’éco-conditionnalité. Nous ne pouvons nous désintéresser du secteur marchand musical, dont l’importance est croissante mais nous n’avons pas les leviers aujourd’hui. Est-il possible demain d’imaginer qu’un événement au coût Carbone catastrophique puisse avoir le même taux de taxe de billetterie qu’un événement de proximité ? Entre aujourd’hui et la création du CNM, la logique positive qui prévalait est presque devenue mortifère. Ce sont les billets les plus chers dans les lieux dont le public vient de loin – ce qui est donc le moins vertueux au niveau environnemental – qui génèrent le plus de taxes et donc le plus d’aides aux structures fragiles. Il ne faut pas “dézinguer” le modèle actuel mais se poser les bonnes questions.
Patrick Comoy. Il ne faut pas caricaturer. Ni le Ministère ni même Alternatives vertes ne s’intéressent qu’aux gros projets. Les aides sont diverses et variées et cherchent à intégrer tous les acteurs et leurs projets. Concernant les aides, celles- ci pourraient évoluer vers une éco- conditionnalité dont tout le monde semble effrayé alors qu’elle existe déjà ! Depuis le printemps, pour toucher les aides du CNC en vue de la réalisation d’un tournage de film ou de série, il faut s’engager à effectuer un bilan Carbone avant et après.
« De nouveaux métiers émergent autour de la transition écologique »
Charlotte Bartissol. Comment sont accompagné·es les acteur·rices du territoire de la Manche, tant sur la politique RSE que sur l’écologie ?
Laurence Loyer-Camebourg. La formation est un enjeu crucial que nous avons commencé à appliquer au sein de la collectivité. Notre équipe “Culture” est en formation continue pour interroger nos propres actions et accompagner l’ensemble des acteur·rices et des habitant·es dans ces transitions.
Dans toutes les conventions, nous posons ces questions et ces ambitions par écrit. Et nous le faisons en co-construction avec les acteur·rices, afin que ces questions ne restent pas lettres mortes et soient suivies d’effets. Dans l’objectif de réduire nos gaz à effet de serre de -50% d’ici 2030, même la question des flux financiers et de leur impact Carbone entre en ligne de compte au sein du département.
Patrick Comoy. Nous sommes sur un changement de paradigme. Comment l’induire ? Nous pensons aussi qu’il faut passer par la formation. En formant les professionnel·les du secteur, les lignes peuvent bouger. L’enjeu de l’État est d’ailleurs de former 2,5 millions d’agent·es public·ques. Nous débutons aujourd’hui par les cadres, soit 25.000. C’est un challenge mais c’est essentiel. Nous sommes persuadés que le partage d’informations et la diffusion de bonnes pratiques sont vertueux en tant que tels, comme pour montrer que l’on peut faire autrement. Les publics nous diront « Je ne comprends pas que ce festival continue d’être produit avec un tel bilan Carbone, alors que des tas de structures démontrent que l’on peut procéder autrement ». Cela passe par l’information et la formation.
Dans la salle. En Bretagne, nous avons cherché dès 2019 à mieux diffuser nos musiques avec quatre compagnies sur un angle multi- esthétiques et nous nous sommes intéressé·es à ces salles qui ne programment pas de musique et aux raisons de ce choix, qui sont aussi multiples qu’il y a d’acteur·rices. Et nous avons ressenti un profond désir mais aussi une méconnaissance et un manque de formation. Nous cherchons aujourd’hui à installer de nouvelles relations entre artistes et structures de diffusion, dans des logiques de co-construction, pour ouvrir le champ de la diffusion musicale.
Patrick Comoy. On se rend compte que de nouveaux métiers émergent autour de la transition écologique. Des métiers qui n’existaient pas et qui devront voir le jour pour accompagner par exemple ces tournées plus longues, plus coopératives. Cela ne concerne pas que les questions de direction de lieu, ce sont aussi des métiers à la jointure, qui ne sont pas occupés aujourd’hui. Il va falloir imaginer ces postes, les construire et les financer car si l’on veut encore plus travailler ensemble demain, il faut créer ces métiers de la coopération.
Conclusion par Antoine Bos et Pierre Dugelay. Cette table ronde fait écho aux modèles de diffusion, de circulation des artistes et de réflexion avec un écosystème et avec un territoire qu’AJC défend depuis des années. Ce sont des modèles que nous souhaitons promouvoir collectivement, avec tous ces acteur·rices qui partagent ces valeurs et ces chemins. Demain, nous devrons porter une parole forte et pas uniquement à l’attention des pouvoirs publics. Nous devrons faire valoir nos réalités, nos accomplissements et devrons le faire aussi au-delà du jazz afin que cette voie soit partagée de toutes et tous.