Sébastien Palis, Papanosh © Millau en Jazz

Plantées au cœur d’un écosystème touffu, certaines structures travaillent spécifiquement sur l’accompagnement des artistes. Certaines les forment, d’autres les promeuvent, d’autres encore les placent au cœur d’un réseau tissé serré. On pourrait presque, ici, laisser rimer émergence avec urgence. Une urgence à accompagner. Et ce, dès l’élaboration de leur projet.
Comment ? Pour quoi faire et jusqu’où ? Jusqu’à l’émergence, évidemment. Jusqu’à l’émergence et au-delà ?

Jouer. Dans une salle, dans un club, dehors, partout, n’importe où. Mais, quand on est artiste ou groupe émergent, est-ce plus délicat ? Quelle place vous font les festivals et les salles ? Et si, en fin de compte, la curiosité était la clef ? C’est joli un dilemme ancestral mis en question. On continue. Comment grandir, rencontrer un public puis émerger si on ne joue pas ? On le comprendra assez vite, les programmateur.rice.s, les producteur.rice.s de concerts, les salles et les festivals ont, ici, un rôle essentiel à jouer. Pierre Dugelay, directeur du Périscope à Lyon, pose un préalable à la question du jeu, en s’interrogeant sur cette notion même d’émergence. « Il y a dans ce terme l’idée de jeunesse des projets et/ou des artistes. Les deux aspects peuvent se recouper. Une définition qui serait trop large et qui se baserait sur l’audience serait, à mon sens, une mauvaise approche. Je préfère plutôt parler des projets : nouvelles créations, nouveaux projets, nouveaux territoires musicaux explorés et dans ce cas nous pouvons parler d’émergence artistique, de richesse et de diversité de la création avec tout ce que cela peut contenir de raté, de tentatives ou de réussites. Mais si nous avons une approche centrée sur les artistes, c’est effectivement un peu plus restrictif et cela ne concerne alors qu’une partie de notre programmation même si cela reste évidemment essentiel aussi dans notre approche. Cette approche personnelle me ferait dire donc que nous avons 25% d’artistes émergent.e.s uniquement alors qu’un regard extérieur pourrait considérer que l’on fait 90% d’émergence. »

« Il y a dans ce terme l’idée de jeunesse des projets et/ou des artistes. Les deux aspects peuvent se recouper. Une définition qui serait trop large et qui se baserait sur l’audience serait, à mon sens, une mauvaise approche. » Pierre Dugelay, directeur, Le Périscospe

Bien sûr, et c’est même le sujet de ce magazine, on parle bien d’émergence ici. Mais le son de cloche n’est pas le même selon la paire de lunettes qu’on chausse. Laurent Carrier, producteur et diffuseur, directeur de Colore, souligne cette divergence: « Pour un.e organisateur.rice plutôt généraliste qui ne programme que peu de jazz, un.e artiste émergent.e va rentrer dans son radar au moment où il commence à obtenir des prix (Victoires du Jazz par exemple). Tout ce qui se passe en amont ne l’atteindra pas vraiment. Pour un.e observateur.rice plus avisé.e (journaliste, programmateur.rice de festival ou de club), l’émergence sera perçue un peu plus tôt, au moment d’une sélection Jazz Migration par exemple ou de l’obtention d’un prix en concours ». À quel moment est-on un.e artiste émergent.e ? À quel moment on ne l’est plus ? Chrono, vous avez deux heures. « Un artiste de jazz est par définition très libre, indépendant et mobile », résume Laetitia Zaepffel, qui a créé l’association La Zède, il y a 5 ans, pour favoriser l’accompagnement d’artistes. Liberté, indépendance et mobilité : avantage ou inconvénient ?

Commençons par le mauvais coup : il est particulièrement aisé de choper le tournis et se paumer dans les méandres administratifs, financiers ou juridiques, quand on veut se lancer ou lancer un projet. En revanche, toujours selon Laetitia Zaepffel, les musicien.ne.s « se nourrissent de leurs expériences multiples, ce qui est un atout majeur. Ils se créent ainsi un réseau étendu, rencontrent de nombreux artistes, professionnels, de nombreuses salles et festivals avec leurs jauges très diverses, aux conditions techniques souvent très aléatoires ». Voilà pour le bon point.

Puissance du réseau

Judith Kobus, basée en Allemagne, est spécialisée dans la promotion : sortie d’albums, tournée, festivals, congrès et salons professionnels. Elle abonde aisément sur cette question des réseaux. « Du point de vue de l’artiste, il devient vraiment évident qu’outre le développement artistique lui-même, la construction d’un réseau joue un rôle très important. Être ’visible’, rencontrer d’autres personnes pour sortir de sa bulle sociale et créative. Je fais ici référence au ‘réseau’ sous son aspect de réciprocité, avec des avantages pour les deux parties ». C’est ce qu’observe également et avec intérêt Jean-Charles Richard, enseignant et coordinateur jazz pour la Ville de Paris : « Un changement de paradigme s’opère dans les conservatoires ; il devient de plus en plus facile de travailler avec des partenaires, de quelque nature que ce soit : mécènes, entreprises privées, associations, fédérations ». Et d’ajouter : « Chacun réfléchit aux problématiques de l’autre, c’est déjà une grande avancée ».

On regarde autour de soi, on expérimente de nouveaux partenariats, on sort de sa zone de confort. Conservatoires, écoles associatives ou privées, pôles sup’… L’enseignement du jazz est aujourd’hui largement répandu, parfaitement diversifié, en France. Dédiée aux élèves de prime abord, la structure pédagogique résonne également auprès d’un cercle qui s’élargit de plus en plus. Mais le réseau n’a pas qu’un tracé territorial. Il agit aussi grâce à la mise en relation de structure et de génération. C’est le point de vue privilégié à l’ADAMI, par exemple. La question de l’émergence des musicien.ne.s est fondée d’évidence. Bruno Boutleux, directeur général et gérant de la structure : « Il y a une attention particulière dans les commissions au développement de carrière. Elle est traitée essentiellement à travers les opérations Talents Adami » qui concernent le jazz mais aussi le classique, le lyrique et le cinéma. Politiques d’accompagnement qui ont su évoluer vers une intervention axée « le plus directement possible vers les artistes. Exemple avec Talent Jazz qui développe l’idée d’un « compagnonnage entre un.e artiste émergent.e et un.e artiste de notoriété ». L’ADAMI va même plus loin concernant l’émergence pour le champ du jazz et des musiques improvisées. Bruno Boutleux précise : « On peut noter, par exemple, que nous aidons les premiers albums en classique et en jazz alors qu’il faut déjà avoir publié un enregistrement commercialisé pour les musiques actuelles. » Dès lors, des connexions existent-elles entre le soutien accordé à certains projets et l’accompagnement de ceux-ci au sein de Jazz Migration ? Bruno Boutleux : « Il n’y a pas à ce jour de véritable connexion entre les artistes accompagnés par Jazz Migration et les aides accordées. Il peut néanmoins être fait mention dans la présentation des dossiers de demande d’aide que l’artiste ou le groupe est lauréat du dispositif. » Mention qui peut confiner, parfois, à un grand saut au-dessus du vide.

Prise de risque

Toujours est-il qu’une place existe pour les artistes qui arrivent à passer une tête hors de l’eau. Elle est même parfois réservée et valorisée par certaines salles et festivals qui peuvent se le permettre en fonction de leurs jauges variables. Est-il souhaitable de réserver certaines plages de programmations à l’émergence ? La réponse est assez claire du côté du Périscope lyonnais. Pierre Dugelay : « L’émergence n’est pas on ou off, et je pense qu’il faut plutôt essayer de définir les délimitations d’un ensemble, d’une saison qui va donner à voir au public, un ensemble de choses allant de X à Y. Le X serait le projet le plus émergent, et le Y le projet le plus abouti. Cet ensemble est forcément différent d’un lieu à l’autre selon son projet artistique mais aussi sa typologie, club ou salle plus importante ».

Mais, avant même de dessiner les contours de cet ensemble, il s’agit de repérer. Des musicien.ne.s, des projets. « Je n’ai jamais voulu mettre en place de travail spécifique avec les jeunes artistes ‘émergents’ sur les aspects artistiques des projets, sauf à le confronter à un public, ce qui est en soi une démarche essentielle. En revanche, nous nous efforçons à développer un maximum d’encadrement pour leur développement professionnel : production, d’administration, etc. » Pour d’autres, ce qui s’anime c’est une volonté d’implication et d’ambition, comme c’est le cas avec la programmation jazz du Centre dramatique national de Sartrouville. « J’essaye de proposer des premières parties ou des co-plateaux, afin que le critère de notoriété (et de remplissage) ne soit pas systématiquement prioritaire », assure Laurent Carrier, pour Colore. Ce qui l’est, prioritaire, c’est la question du soutien à tout un écosystème, finalement. Soutien aux lieux qui prennent des risques, aux résidences, aux créations, aux showcases, soutien aux médias jazz « pour qu’ils fassent un peu mieux que survivre en faisant du patrimoine du jazz leur bouée de sauvetage ». Il en va de la santé de toutes et tous.

Melusine à Chinon en Jazz © Remi Angeli

Laurent Carrier est catégorique : pour favoriser l’émergence, il faut continuer à « inventer des rendez-vous originaux avec le public, où la curiosité est un vrai moteur ». Il faut également mettre en lumière le travail de ceux qui ont la charge d’inventer ces « rendez-vous originaux ». Comment dès lors, prolonger les repérages et la promotion, comment aller plus loin pour favoriser l’émergence des musicien.ne.s ? Pierre Dugelay offre une autre perspective dans le regard à porter sur ces actions, en faisant « une question de renouvellement des artistes et des projets, des créations et d’un répertoire. Il faut penser la richesse de ce qui est proposé au public et le renouvellement régulier de la création. Il faut donc être attentif aux questions de générations évidemment, voir comment, chaque année, de nouveaux et de nouvelles artistes peuvent démarrer des projets, mais aussi comment les artistes déjà reconnu.e.s peuvent aussi renouveler leur création. C’est un ensemble très mouvant où il est difficile et dangereux d’établir des règles strictes et des quotas. J’ai besoin de faire régulièrement une auto- critique, de me confronter à des avis contradictoires. Pour les lieux, c’est une démarche essentielle et vitale, même contractuelle pour ceux qui sont largement subventionnés. Il est, cependant, impératif de ne pas tomber dans l’excès de règle communes, de chiffrages ou de dispositifs à calquer sur l’ensemble des projets dont la différence permet aussi l’émergence ».

Bureau des légendes

Autre organe vital en faveur de l’émergence, le bureau de production. Un bureau est d’abord une structure d’accompagnement. Des compétences solides qui permettent à l’artiste de se concentrer sur l’essentiel : la création et la direction artistique. « Je conseille et oriente l’artiste dans son projet de développement, l’inscription dans son parcours, dans son réseau professionnel et institutionnel, la recherche de partenaires et de financements, le suivi de sa production… », ajuste Laetitia Zaepffel.

« Par opposition avec d’autres champs artistiques, le secteur des musiques jazz et des musiques improvisées (…) est, de par son histoire, assez peu produit. Son temps de création est rarement jugé indispensable »
Laetitia Zaepffel, association La Zède

Le soutien à la production d’un jeune projet de jazz est donc un chemin peu contournable. « Par opposition avec d’autres champs artistiques, le secteur des musiques jazz et des musiques improvisées (…) est, de par son histoire, assez peu produit. Son temps de création est rarement jugé indispensable, par conséquent il est difficile de trouver des partenaires (salles et festivals) qui s’engagent en tant que coproducteur avec des temps de travail dans les lieux dédiés ». Un.e artiste soutenu.e est un.e artiste qui met le pied dans la porte plus facilement. Mais les moyens sont modestes pour ce secteur sans financement propre. Laetitia Zaepffel est lucide : « Cet accompagnement ne peut être financé que sur le budget global de production, ce qui, pour des projets émergents, reste très faible ». Le développement artistique, c’est aussi tout ce boulot d’analyse, de conseil, de mutualisation et, on y revient naturellement, de mise en réseau. Un travail de titan, en sous-terrain et peu visible du grand public. Un travail qui peut raciner assez vite, si on en prend soin.

Rentrée des classes

Membre actif de l’association des enseignants de jazz (ADEJ), outil de réflexion et d’action en faveur de l’enseignement du jazz en France, Jean-Charles Richard place sous ses différentes casquettes, un but commun : la mise en relation des deux piliers que sont la formation à la connaissance et la pratique professionnelle. Un contrat social pour l’émergence, en trois étapes : « Vous avez été bien formé.e.s, vous avez été bien accompagné.e.s à l’issue de vos études et connaissez le fonctionnement du métier, vous trouverez du travail et ne vivrez pas dans la misère ». Le secteur professionnel possède ses clefs uniques et ses particularités qu’il faut maîtriser : compréhension du contrat de travail, gestion des droits d’auteur, création et entretien d’un réseau, soin apporté à la communication, aux relations avec les médias. Être musicien.ne, c’est un métier, ça s’apprend. Quid des chantiers à venir du côté de l’enseignement ? Un nécessaire développement de l’engagement militant chez les élèves, selon Jean-Charles Richard. « C’est consubstantiel au jazz, l’engagement artistique est lié à l’engagement politique. Par exemple, les Jazz Messengers n’étaient pas que les apôtres de la musique ; ils pensaient une autre vie, un autre rapport blanc-noir et une autre Amérique. Ils proposaient une autre lecture du monde, plus humaine, plus fraternelle, transfrontalière. Notre monde a besoin de ça, particulièrement ces temps-ci. » C’est dit. 

Pierre-Olivier Bobo & Guillaume Malvoisin

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