Jazz Migration : Perspectives sur l’impact Carbone des mobilités
En 2022, dans le cadre du projet Footprints Le Périscope et AJC publiaient une étude intitulée : Quel impact Carbone pour les lieux et festivals
Les festivals, les tremplins européens et les réseaux des collectifs en activité peuvent favoriser la rencontre et l’émulation entre musicien.ne.s du Vieux Continent. Dès lors se pose la question pratique d’une collaboration d’artistes évoluant dans des espaces différents du territoire européen. Parmi le nombre impressionnant de chercheurs et d’exploratrices passé.e.s par Jazz Migration, trois exemples illustrent au plus juste la nécessité et la richesse du principe de coopération. Eve Risser, Julien Desprez et les frères Ceccaldi ont été lauréat.e.s en 2015 (Donkey Monkey), 2011 (Q ) et 2014 (Théo Ceccaldi trio) et dans la continuité du travail d’AJC au niveau international ont chacun.e pu assouvir leur soif d’Europe. C’est au Jazz Festival de Ljubljana (JFL) en Slovénie qu’Eve Risser, pianiste frenchie, et son homologue slovène Kaja Draksler ont lancé leur collaboration To Pianos. Elles s’étaient déjà croisées à Istanbul, sur une tournée du 12 Points Festival de Dublin. À la suite de l’enregistrement de leurs albums solo respectifs (Des Pas sur la neige et The Lives Of Many Others) sur le label portugais Clean Feed Records, le JFL proposa aux deux pianistes d’enregistrer un duo et de se produire sur leur scène. Après un concert en 2016, suivi de deux enregistrements en 2016 et 2017, l’album To Pianos est disponible en 2017. « Qu’est-ce qui est pire qu’un pianiste ? Deux pianistes », s’amuse Eve Risser dans les liner notes de l’album. Le jeu de mot avec Two pianos est évident à l’oreille, relevant les possibilités multiples du piano. Deux pianos, two pianists. Deux traditions et une conversation commune. C’est ce qui motive également la création de Tweedle-Dee, mené de front par Julien Desprez avec Robin Fincker. Quelle était l’idée de départ, l’envie de musiciens de débattre ensemble ? « Nous faisions des échanges entre Coax et Loop depuis un moment, en organisant des concerts sur Paris pour Loop et à Londres pour Coax. Logiquement, nous avons eu envie, avec Robin Fincker, de monter un groupe réunissant des artistes des deux collectifs. C’était une idée qui nous trainait en tête depuis longtemps mais qui était difficilement réalisable sur le plan financier. » Or, au même moment émerge Jazz Shuttle, un programme d’aide créé par AJC et la SACEM pour soutenir les projets franco- britanniques. « Nous avons saisi l’opportunité ». L’opportunité, du côté de la fratrie Ceccaldi, on la crée. Pas vraiment une revanche sur Séville 82 et la finale de la Coupe du Monde, le quartet franco-allemand de qÖÖlp. Même si l’équipe, composée de Ronny Graupe, Christian Lillinger et des Ceccaldi Bros, score en pleine lucarne. Théo Ceccaldi : « La rencontre a eu lieu en mai 2016 au Goethe Institut de Paris et Jazzdor était dans les premiers à nous soutenir. J’avais monté cette collaboration pour pouvoir avoir un peu plus de temps de travail. C’est parti clairement d’une envie de Valentin et moi de rencontrer ces deux loustics pour qui nous nourrissions une admiration joyeuse, après les avoir entendus en concert au studio de l’Ermitage. C’était dans le cadre d’une soirée YOLK, quelques années auparavant. C’était un concert du trio Hyperactive Kid, ça nous avait bien retourné le cerveau ».
Une fois la connexion établie, comment ça bosse un combo international ? La barrière de la langue, facilement franchissable ? enfin surtout pour les musicien.ne.s étrangers.ères. Pour tou.te.s, il faut bousculer sa façon habituelle de travailler, composer avec la nouveauté. Pour To Pianos, le duo associant Eve Risser à Kaja Draksler, des répétitions au conservatoire d’Amsterdam, lieu de résidence de l’époque pour la pianiste slovène, sont organisées. Puis des concerts dans toute l’Europe, comme au Jazz Festival de Pratos en Italie (février 2018), au Enjoy Jazz Festival en Allemagne (octobre 2018) et au Galway Jazz Festival en Irlande (octobre 2019). Cette collaboration entre deux musiciennes de différentes nationalités favorise aussi la couverture d’un réseau plus grand et un décentrage du pays d’origine, les programmateurs et les programmatrices contactaient les deux musiciennes pour booker les dates. Un simple texto permettait de fixer les rendez-vous pour répéter ou les futures dates de concerts. Du côté des rejetons descendues des pages d’Alice In Wonderland, on est sur une coopération active. Tweedle- Dee avance à quatre mains : « Il n’y avait pas vraiment de leadership mais plutôt des représentants pour chaque collectif et des positions occupées clairement, sans autoritarisme. Robin représentait Loop et je représentais Coax, et nous gérions ainsi l’orga du groupe. Coté artistique, nous avons également défini la direction en duo avec Robin en signant à deux la totalité des compositions. Donc, nous étions leader mais nous faisions appel à l’imagination des musiciens pour compléter la musique et son interprétation. Nous les avons appelé à s’approprier notre écriture avec une grande liberté. La musique est devenue celle de tous en partant de l’énergie de deux personnes ». Julien Desprez poursuit : « L’enjeu était de partager au maximum notre musique en public. Le réseau anglais s’ouvrait aux français et vice-versa. C’est tout le temps une tannée d’aller jouer en Angleterre, il y a très peu d’argent, les conditions d’accueil n’ont rien à voir avec la France car tout est beaucoup plus libéral. C’était donc un moyen pour nous, français, d’arriver à rencontrer des gens moteurs là-bas. Cela a très bien marché avec les musiciens mais beaucoup moins avec les programmateur.rice.s. Je crois que c’est pareil pour les anglais. Une fois l’aide Jazz Shuttle dépensée, il est devenu très compliqué de faire tourner un groupe de cette taille-là entre les deux pays ». La coopération atteint ici une de ses limites. Limite un peu floue, à en croire Théo Ceccaldi au sujet de ses commensaux venus d’outre-Rhin. « Nous étions à la fois très proches et à des années lumières sur certains points. Sur la manière de travailler notamment. Mais pourtant ça a toujours été très électrique sur scène et j’en garde des souvenirs dingues. Notamment cette première à Berlin, ou encore le concert au Bezau Beatz en Autriche. Ce sont quand même deux extra-terrestres avec une puissance de jeu phénoménale. C’est sûrement en partie car ils ont évolué sur la scène Berlinoise depuis leurs débuts qu’ils ont acquis ce langage, cette manière de travailler la musique et de la jouer, mais c’est surtout leurs personnalités musicales respectives qui nous intéressaient au plus haut point. » Le terroir ne semble donc n’engendrer que peu de crédit à une expression comme « il y a deux écoles ». L’enjeu n’est pas donc d’apprendre du terrain mais de s’éprouver soi-même à cette surface de jeu.
Théo et Valentin Ceccaldi ont dû se « frotter à la grande particularité jeu (de la paire Lillinger/Graupe), à cette extrême implication physique dans la musique, une espèce de transgressivité dans les propositions, une grande précision également dans le choix des sons et des timbres, et un crossover entre jazz, musique improvisée quasi noise et musique contemporaine très écrite. Nous nous retrouvions bien dans tous ces ingrédients et avions envie goûter à l’excitation » promise par cette rencontre. Une promesse qui laisse des traces de toutes parts. Du côté de la diagonale hexagone/Albion, Julien Desprez : « J’ai pu trouver comment gérer des projets collectifs ultérieurs avec une grande souplesse. Tout en ayant beaucoup apprécié cette collaboration, je dois dire que ce groupe fait référence à un moment de ma vie plus connecté au jazz qu’aujourd’hui. Je ne pense pas que je reviendrai sur ce territoire sonore qui me semble loin aujourd’hui. Ma sensibilité artistique m’a entrainé vers d’autres endroits. » Côté Amicale France-Allemagne, Théo Ceccaldi : « Pour moi, le travail le plus abouti et intéressant a été pour cette première création live. Nous lui avons trouvé une patte très singulière, avec l’alliance de compositions de Christian, Ronny & surtout Valentin. La pièce était un peu foutraque et étrange sur le papier, comme un monstre à plusieurs têtes, et pourtant ça a marché et nous prenions beaucoup de plaisir à la jouer ». Du plaisir que ne renierait pas un monstre bicéphale, une créature de livre pour rêveur, un truc qui parlerait la langue des conversations à bâtons rompus entre deux pianos posés face à face. Si Loin, si proche, abonderait cet Européen convaincu de Wim Wenders.
Lucas Le texier & Guillaume Malvoisin
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