Plusieurs festivals et lieux membres d’AJC se réuniront fin mars 2024 au Périscope à Lyon. Ce dernier séminaire Landscape traitera des questions de l’alimentation et du rôle des diffuseurs. Prenant un peu d’avance, Gwendolenn Sharp dessine les grandes transformations que devra embrasser la programmation de demain.

Ecrit par Gwendolenn Sharp,
Directrice de The Green Room

Le monde musical est soumis à des forces souvent contradictoires, entre poids du passé et ancrage des habitudes, exigences du présent et tendances actuelles, et les risques et opportunités que présage l’avenir. Sans que le poids ne doive reposer sur leurs seules épaules, les programmateur·rices ont un rôle central à jouer, en tant que possibles facilitateur·rices d’un bouleversement en profondeur du secteur, de ses pratiques et représentations. Quels sont les signes avant-coureurs qui dessinent la programmation de demain ? Quels modèles souhaitables pour porter les grandes transformations que nous devons embrasser et imaginer collectivement ?

Au printemps 2010, le volcan islandais Eyjafjöll entrait en éruption et provoquait la plus grande fermeture de l’espace aérien en Europe en temps de paix. À cette époque, je travaillais comme programmatrice pour un festival en Pologne, et les musiciens que j’accueillais alors étaient restés bloqués quelques jours. Après les avoir envoyés en excursions touristiques, eux comme moi commençant à être assez désoeuvré·es, je sollicitais mon réseau pour tenter de leur trouver une ou deux dates. Le seul qui me répondit fut un ami qui travaillait pour une prison locale. L’idée était née et l’invitation d’artistes programmé·es à jouer avec et pour les détenu·es s’est poursuivie grâce au Festival Jazzart de Katowice. Cet épisode avait commencé à dessiner pour moi une autre approche de la programmation, y intégrant la notion de risques non plus seulement artistiques ou financiers. Depuis, nous avons, bien entendu, vécu les disruptions de la crise sanitaire. Quel·le programmateur·ice avait alors anticipé devoir imaginer son festival en ligne, un concert pour des plantes vertes [1] ou pour des automobilistes confiné·es dans leurs voitures ? [2] Face à la non- préparation aux risques et à des arbitrages défavorables, il a fallu s’adapter et faire des choix, pas toujours heureux. Les niveaux de réflexion sur le futur sont variés, et lors de l’évaluation des risques, on se voit contraint de peser nos objectifs avec soin.

En partant du principe que la réflexion prospective élargit l’éventail des choix innovants et créatifs, les réflexions qui suivent sont une tentative de dresser les tendances et modèles émergents dans le secteur musical. Ceux-ci sont susceptibles de façonner le futur du métier de programmateur·ice dans la musique, et de bénéficier aux personnes qu’iels servent : les artistes, les publics et l’industrie.

Prospective et expérimentation.

À l’image des quatre scénarios prospectifs de l’Ademe, qui proposent quatre chemins “types” (Génération frugale, coopérations territoriales, technologies vertes et pari réparateur) pour atteindre la neutralité Carbone en 2050, il est possible de penser la programmation en adoptant un cadre de réflexion permettant de se projeter dans différents choix, arbitrages et expérimentations, impliquant chacun des choix de société différents.

Ainsi, la Maison des Arts de Malakoff, dans le cadre de sa démarche décroissante Couper les fluides – alternatives pragmatopiques [3], a expérimenté de couper l’ensemble des fluides énergétiques du lieu entre février et juillet 2023, tout en poursuivant ses activités. En travaillant sous cette contrainte avec l’ensemble des parties prenantes, l’acceptabilité des mesures prises est mise en débat. Une telle expérimentation, qui pourrait être adaptée à un établissement de diffusion musicale, montre comment un lieu culturel se pose comme agent du changement et amorce une approche active de l’avenir. À l’image de pratiques collaboratives de programmation, elle peut amener la concertation sur le caractère acceptable ou non de certains choix. Cette démarche doit être menée en collectif, au risque que les différents acteurs se fassent porter les uns les autres la responsabilité et le « pouvoir » de changement. Et les évolutions constantes et rapides qui se produisent au sein du secteur ne facilitent pas toujours la compréhension des rôles et responsabilités de chacun.

Mamie Jotax à Jazz à Luz en 2023 - Crédit : Arno Piquemal

La responsabilité.

Lors de la dernière édition du MaMA, les intervenant·es de la table-ronde intitulée Peut-on programmer sans valeurs ? [4] rappelaient la responsabilité des programmateur·ices associée au pouvoir dont iels bénéficient. Iels se doivent de rester attentif·ves aux changements, qu’ils soient sociaux, politiques et culturels et ajuster leurs choix de programmation aux valeurs et préoccupations à l’œuvre. Par leurs choix de programmation, iels choisissent à qui donner le micro, et par extension influencent les représentativités et les récits. Camille Mathon, directrice artistique de La Petite et programmatrice du festival toulousain Girls Don’t Cry évoque son devoir d’exemplarité et qualifie son action de programmation d’action politique, dans un secteur où seulement 17% des projets diffusés sur scène en salle et 14% en festival ont un lead féminin (20% pour les esthétiques Jazz, blues, soul, groove et musiques improvisées) et où 20% des SMAC sont dirigées par des femmes [5]. En mettant exclusivement sur scène des personnes minorisées, elle répond à ce que l’association porteuse souhaite défendre comme projet de société, mais s’expose également à de vives critiques.

Car si les festivals sont de plus en plus nombreux à s’engager en faveur de programmations égalitaires au travers du programme Keychange [6] et que l’éga-conditionnalité [7] émerge, le secteur doit prendre ses responsabilités face à ce problème systémique et chercher à s’assurer qu’il attire un public plus jeune et plus diversifié et que cette diversité soit représentée parmi celles et ceux qui programment.

Décroissance et renoncement.

Dans un projet de secteur musical juste, équitable et répondant aux engagements environnementaux, l’avenir des « gros » acteurs du secteur dépendra de leur capacité à reconnaître que certaines parties de ce système ne fonctionnent pas et à s’ouvrir à des manœuvres radicales. Les processus de prise en compte des enjeux environnementaux et de décarbonation vont nécessairement impliquer des choix et des arbitrages : ce que l’on va prioriser, transformer, restreindre ou ce à quoi nous allons devoir renoncer. Une poignée de festivals se sont ainsi récemment déclarés « en décroissance ». Car dans une tentative de remplir leurs jauges pour atteindre la rentabilité, l’adhésion à la hausse vertigineuse des cachets des têtes d’affiche comporte un risque significatif de nivellement par le bas, engendrant des conséquences à plusieurs niveaux pour l’industrie musicale. En sacrifiant à la rentabilité immédiate pour retrouver son investissement, l’industrie se détourne de la nécessité cruciale de remettre en question la tendance au gigantisme. La pression financière exercée par cette pratique, combinée à la taille des jauges, réduit considérablement la marge de manœuvre en matière de risque dans la programmation artistique, tout en renforçant les effets de concentration et limitant la diversité des propositions. Cette dynamique accentue la crise, créant un étranglement des opportunités pour de nombreu·ses artistes qui voient leurs débouchés se restreindre.

Basile3 et Gaspar Claus au Jardin de la Psalette, Nantes (Pannonica & Rendez-vous de l'Erdre) - Crédit : Christophe Guary

Par ailleurs, cette stratégie financière a des répercussions directes sur les artistes de la « classe moyenne », les décourageant de prendre des risques et de s’engager dans des initiatives authentiques et affranchies de toute contrainte, comme l’illustre l’article de Julien Winkel dans Larsen [8]. Au lieu de favoriser la créativité, l’industrie semble pousser les artistes à adopter un formatage préconçu, voire à renoncer. On peut présager que cette tendance aura un impact direct sur la qualité de l’offre artistique à long terme. Encore une fois, le rôle des programmateur·ices en tant que défricheur·ses reste essentiel, encourageant des choix moins conventionnels pour élargir l’espace des possibles, pour anticiper et nous aider à entendre les impossibles d’aujourd’hui comme les possibles de demain.

Photo : Kling Extented au Pannonica – Crédit : Paul Bourdrel

Les outils.

Imaginer un avenir différent du présent requiert de la créativité, la capacité d’étendre son imagination au-delà de ce qui est immédiatement visible et le courage de penser autrement. Mais cela nécessite aussi une approche plus technique.

Les outils mis à disposition des programmateur·ices se développent, en particulier ceux faisant appel à l’Intelligence Artificielle, à des algorithmes et à des outils d’analyse prédictive pour suivre les tendances et anticiper les préférences des publics. Il ne s’agit pas de nier le recours aux solutions offertes par le numérique et la collecte de données, ne serait-ce que pour améliorer la connaissance de la filière et mieux informer les politiques publiques. Bien dimensionnées, ces pratiques peuvent répondre à un besoin et être complémentaires de relations directes avec les artistes et les agent·es. On peut cependant d’ores-et-déjà tirer des leçons de certaines expériences passées : le numérique a souvent été trop rapidement présenté comme une solution pour le secteur musical, s’avérant être une fausse promesse, la preuve avec le metaverse ou les NFT. Aux questions éthiques s’ajoutent les risques écologiques qui viennent questionner les stratégies de programmation fondées sur la technologie, comme le montre Bela Loto Hiffler : « Le temps n’est plus aux orgies technologiques, aux 90 semi- remorques, au gigantisme. Souvenons-nous, le puits n’est pas sans fond. Les ressources métalliques dont nous avons besoin pour fabriquer nos machines ne sont pas illimitées, elles sont même critiques pour bon nombre d’entre elles. Le futur, si nous voulons être vivants pour y participer, ressemblera plutôt à un paysage lowtech.» [9]

Nout à Charlie Jazz en 2022 - Crédit : Arnaud R.

En complément de critères artistiques, budgétaires, de représentativité et de faisabilité technique, il est également possible d’intégrer le critère Carbone à son processus de programmation, avec ce que l’on appelle un budget Carbone. En se basant sur le bilan Carbone d’un projet, un plan d’action est établi, comprenant des objectifs d’atténuation des émissions. De la même manière que l’on travaille dans les limites de son budget financier, on peut travailler sa programmation avec un budget Carbone annuel. Cela permet alors d’encourager certaines pratiques que l’on sait vertueuses pour la prise en compte des enjeux environnementaux, et qui souvent présenteront des bénéfices économiques ou sociétaux. C’est par exemple ce qu’expérimente le Périscope [10] à Lyon (cf. interview de Pierre Dugelay à ce lien). Là encore, ces choix ne sont pas sans risques : cela entraîne bien souvent des surcoûts budgétaires (report modal de l’avion vers le train, en moyenne 2,6 fois plus cher en France, nuits d’hébergement supplémentaires, etc.) et cela influe sur la charge de travail des programmateur·ices qui se retrouvent parfois à chercher d’autres dates dans leurs réseaux pour les groupes programmés.

Là encore, des expérimentations tentent de répondre à ces problématiques et d’aider les acteurs à programmer en coopération, levier identifié comme indispensable à la réussite des transitions, et à sortir des logiques compétitives ou de clauses d’exclusivité. Des financements existent pour faciliter ces tournées mutualisées, comme le Green Pilot tour [11] du réseau Europe Jazz Network. Dans une tentative de formaliser des processus de coopération existant de manière souvent informelle, l’Onda a quant à elle lancé la plateforme Cooprog [12] afin d’inciter les programmateur·ices à œuvrer en faveur de temporalités de diffusion plus cohérentes, en conditionnant l’attribution des soutiens financiers désormais à la coopération entre au moins trois structures.

Les tendances émergentes, allant de la décroissance à l’intégration de nouveaux outils, de stratégies prospectives et expérimentales, révèlent les voies possibles pour un changement systémique. La complexité des enjeux de notre époque peut quant à elle permettre de repenser des modèles de programmation plus solidaires et équitables. C’est ce que suggère François Bouda qui écrit : « Alors que la tendance est au ralentissement dans les pays du Nord, les acteurs culturels du Sud appellent plutôt à un accroissement de la circulation des artistes et des professionnel·les de la culture en direction du Nord, mais aussi à un renforcement de la mobilité Sud-Sud. » [13]

Ces évolutions appellent des mesures d’accompagnement et de formation spécifiques aux responsables de programmation, en particulier sur l’appréhension et la juste compréhension de l’ensemble des défis sociétaux, numériques et environnementaux. Elles soulignent enfin le besoin d’identifier et de mieux soutenir les expérimentations et modèles en termes de programmation qui sont menées sur les différents territoires, à la fois pour permettre leur transférabilité et leur mise à l’échelle. Ceux-ci proposent également une autre manière d’évaluer la programmation, plus qualitative que quantitative, en proposant le choix d’une approche qui, sur le long terme, pourra s’avérer être le choix le plus réfléchi pour toustes.