Une fois le flou plus ou moins levé sur l’idée d’émergence, comment la travaille-t-on ? Prolonge-t- on la vieille idée de la « vedette américaine » qui fit les riches heures d’une salle comme l’Olympia ? Comment un lieu comme le Petit Faucheux intègre-t-il des groupes émergents dans sa programmation ? « Cela a toujours fait partie du projet. Nous avons un vivier local de musiciens très dynamique, couplé à de très bonnes écoles. La plupart des concerts ayant lieu en deux parties, la manière classique d’intégrer ces groupes émergents consiste à les programmer dans une première partie. C’est la place que l’on réserve traditionnellement aux artistes lauréats de Jazz Migration, par exemple. Cependant, quand je construis ma prog, je ne pense pas ‘Jazz Mig’ ou ‘groupes émergents’, mais je cherche plutôt le meilleur créneau pour ces groupes, celui qui leur donnera la meilleure visibilité selon leur projet artistique et l’esthétique qu’ils défendent. »
À Dijon, le Tribu Festival mériterait d’affubler son patronyme d’une marque plurielle. Pas nécessairement jazz, strictement très ouvert sur les sons du monde. Ce qui amènent des « connexions improbables et surprenantes », très réussies en confrontant formations émergentes et musicien.nes aguerri.e.s. Citons la rencontre du jeune beatmaker bisontain Sorg avec le rappeur américain Napoleon Maddox. Rappeur croisé par ailleurs en compagnie des trublions de Papanosh, lauréat 2013 de Jazz Migration. Tribu a beaucoup d’entrées qui pourraient se rapporter au jazz. Comment cela peut-il impacter le choix des formations aidées ? Un festival doit-il composer avec la difficulté de faire passer ces choix au public ou alors ne doit-il ne pas s’en soucier ? Frédéric Ménard : « Nous avons fait le choix de ne pas nous enfermer dans des styles et des esthétiques. La ligne artistique est très ouverte et nous tentons de présenter au public comment les artistes brouillent la partition des cultures, comment ils transgressent les styles et les genres. C’est la spécificité de notre festival et ce pourquoi le public du festival est au rendez-vous chaque année. Depuis la création de Zutique et plus spécifiquement de Tribu Festival, nous essayons de trouver un équilibre juste entre formations ‘reconnues’, et artistes émergent.e.s. Dans les différentes esthétiques présentées, nous consacrons une place à la nouvelle création en les programmant, en les accompagnant en résidences ou en tournées (Box Office, Electric Vocuhila, Sorg, Estère, etc.). »
Place à la nouveauté. Jolie évidence pour les deux interlocuteurs de papier, mais ce qui l’est moins, évident, c’est la plage horaire et l’espace lié à cette nouveauté. Créno-ghetto, Apéro-nouvo ? La question se pose-t-elle d’ailleurs ? À Dijon, oui : « Nous privilégions des espaces de représentation pour ces artistes, comme des concerts à entrée gratuite pour permettre au plus grand nombre de les découvrir, ou en première partie d’artistes plus identifié.e.s par le public, bien que nous n’ayons pas vraiment de ‘têtes d’affiche’ dans nos événements ! » À Tours, ça « dépend des formations. La première variable, c’est l’esthétique, le projet artistique. Au Petit Faucheux, notre programmation se fait de manière assez classique : le soir, à 20h. Mais on ne s’enferme pas que dans la programmation en première partie, qui peut aussi nous déconnecter d’une certaine manière. On organise aussi quatre festivals dans l’année dans des lieux atypiques, qui nous permettent de sortir du club. Ça fonctionne bien pour certaines formations, comme avec NoSax NoClar que l’on avait joué une après-midi dans un espace de coworking à Tours dans le cadre d’un festival, seuls, et on a réussi à toucher un large public. Sans ce contexte de festival, on n’aurait peut-être pas eu autant de monde ».
En parlant de coworking, parlons de mise en réseau. D’échange, un peu aussi. Quitte à vivre dans une niche, autant japper ensemble. Qu’en est-il des dispositifs qui coordonnent les actions, établissent une sorte de géographie d’entraide possible ? Un dispositif comme Jazz Migration, au cœur de l’idée d’émergence est de ceux dont les tracés peuvent guider, infléchir des programmations. Renaud Baillet détaille : « Ce que je trouve super, c’est le côté prescripteur de Jazz Mig. J’aime le processus où chaque lieu ou festival apporte une proposition. On fait des découvertes très intéressantes. Ça permet d’apercevoir des jeunes musicien.ne.s qui passent sous nos radars. Même les groupes qui ne vont pas jusqu’au bout de cette sélection bénéficient d’une écoute et d’une visibilité. » Sons de cloche parfaitement complémentaire en Bourgogne : « Jazz Migration est le reflet de la grande diversité des festivals qui forment l’Association Jazzé Croisé, toujours en veille sur la nouvelle création artistique française. C’est un vrai incubateur pour de jeunes musicien.ne.s et de nouvelles formations. Nous essayons de présenter régulièrement des artistes retenus dans le cadre de la sélection Jazz Migration, mais nous orientons aussi nos choix vers des artistes émergent.e.s qui œuvrent dans d’autres esthétiques musicales que le jazz ». Emerge alors l’idée parfaite de la porosité du jazz. Se dissoudre pour mieux apparaître, classe paradoxe.