Il y a des trinités qui vous marquent à vie. Pour certains c’est le père, le fils et le saint-esprit. Pour d’autres, c’est Ornette (Coleman), (John) Zorn et Marc Ribot. Quand ils vous tombent dessus, ça change la vie. On n’entre pas en religion mais presque. Car se placer sous l’égide de ces trois monuments, c’est envisager le jazz comme une matière inflammable, qui peut faire feu de tout bois : de branchages punk, de brindilles free, de bourgeons rock, de racines d’Americana ou de feuillages latins. C’est aussi considérer la musique comme une affaire de groupe et non comme un simple passage de relais entre solistes. Bref, ce n’est pas anodin : c’est aimer les points d’exclamation, les curieux mélanges et les expressions avec le mot dog. C’est aussi et surtout mettre tout en haut de la pyramide des concepts musicaux, celui d’énergie.
Voilà pour la philosophie. Passons à la pratique. Car dans leur jeune histoire, les Manceaux de Go To The Dogs ! ont déjà connu plusieurs (en)vies. Tout d’abord trio formé en 2017 autour de la guitare d’Arnaud Edel, de la basse de Samuel Foucault et de la batterie de Jean-Emmanuel Doucet, le groupe a musclé son jeu deux ans plus tard avec l’arrivée de la trompette d’Aristide d’Agostino et des saxophones de Thibaud Thiolon. « Par rapport à ce qu’on faisait dans nos autres projets ensemble, le trio avait été un virage radical, plus rock, davantage dans le lâcher prise. On voulait continuer sur cette voie en intégrant plus de diversité dans les sons, les modes de jeux... » Sorti sur le label de leur collectif 3H10, le premier disque à cinq prenait pour nom de baptême Tesao, soit le nom d’une composition du virtuose brésilien de la guitare, Arthur Kampela.
La preuve que Go To The Dogs ! aime glisser entre les catégorisations comme l’anguille entre les mains. Dans sa bio Facebook, le quintet se décrit comme faisant du « jazz et du bowling ». Derrière la vanne qui rappelle le côté taquin de leur musique, on peut aussi y lire une volonté de faire un pas de côté par rapport aux groupes de jazz traditionnels. Ce n’est pas pour rien si, dans ses références, le groupe n’a pas que des disques (de l’Art Ensemble of Chicago à Christian Scott en passant par Bill Frisell), mais aussi des films (de Bertrand Blier à Wes Anderson), des séries (Kamelott) ou des BD (Marc-Antoine Mathieu). Bref des mondes où l’absurde et le décalage sont omniprésents.
L’autre symbole, c’est le titre d’un de leurs morceaux, « Hyphenation », un mot anglais qui signifie à la fois trait d’union et césure. « Derrière la blague geek, ça évoque l’importance de la tradition, tout en essayant de s’en détacher. C’est un combat permanent pour nombre de groupes de jazz, dont le nôtre » L’expression elle-même go to the dogs peut vouloir dire battre de l’aile, aller à la dérive, partir en vrille. Comme si le plus important chez le quintet, c’était de jouer : dans tous les sens du terme et à chaque instant. « Ce qui nous a rapprochés, c’était l’envie de créer quelque chose ensemble, avant même de savoir de quelle manière on allait le faire ». Il faut dire qu’en parallèle à Go To The Dogs !, chacun d’entre eux joue dans des groupes ultra différents : de formations New Orleans à des projets indie-folk, de collaborations avec le cirque à des tributes à Zappa, d’aventures rap en épopées fusion. Mais une fois tous les cinq réunis, c’est une toute autre histoire : une véritable cour de re-création où l’on rit de se voir si libres.
Photo : Philippe Lebruman
Texte : Mathieu Durand