Nous avons sollicité trois musiciennes, aux parcours et aux orientations différents. Chacune a fait l’expérience d’un dispositif d’accompagnement en France, au Royaume-Uni ou en Pologne. Elles questionnent, en toute liberté, l’intérêt de nos projets, leurs justesses et leurs apports professionnels et artistiques. Elles interrogent également leurs manques et défauts. Cet éclairage est plus que nécessaire pour compléter ce numéro de Jazz Mig Mag.
Faye MacCalman / passée par hothouse en 2019-2020
Rafaëlle Rinaudo / passée par Jazz Migration avec Five 38 en 2014, Ikui Doki en 2016-2017 et avec Nout en 2021-2022
Amalia Umeda Obrebowska / passée par International Jazz Platform et Footprints en 2021
Si chacun des dispositifs qu’auront expérimenté Faye MacCalman, Rafaëlle Rinaudo et Amalia Umeda Obrebowska répond à des réalités différentes, la première chose que chacune souligne au sujet de hothouse, Jazz Migration ou International Jazz Platform, c’est leur caractère complet et holistique. C’est d’ailleurs ainsi que se définit le dispositif mancunien hothouse, « avec un contenu qui évolue au fil des besoins des artistes et donc un programme différent chaque année » ; un passage de la parole à l’acte qui semble respecté si l’on se fie aux retours de Faye. Rafaëlle Rinaudo parle elle dans un même écho de Jazz Migration comme d’un « accompagnement complet et ciblé ». De manière globale, les trois artistes ne tarissent d’ailleurs pas d’éloges quant à ces différents projets, Amalia Umada Obrebowska allant même jusqu’à parler de son passage par International Jazz Platform comme d’un « game changer » dans sa carrière !
Derrière chacun de ses dispositifs et ce qui apparait sur nos plaquettes de présentation, se cache quelque chose d’aussi subtil qu’il est important, comme un sentiment de validation et d’acceptation de la part du secteur. « Grâce à Jazz Migration, j’ai l’immense honneur que l’institution dise « votre musique est super, et en plus, elle peut exister dans tel type de réseaux », et ça, c’était pour moi crucial. Le dispositif m’a apporté une reconnaissance institutionnelle que je n’ai pas pu avoir par le Conservatoire ou la fac. », c’est ainsi que Rafaëlle Rinaudo – dont la pratique de la harpe comme celle du jazz avait toujours été ressentie comme « underground » – a perçu ses premiers pas au sein du dispositif.
Howard Becker définissait un monde de l’art comme un monde social artistique, et notre entrée dans ce monde est autant dépendante de notre souhait de l’intégrer que de l’acceptation de nos pairs. Ce thème de la « validation » semble encore plus marqué dans le cas présent, lorsque l’on est une musicienne qui débute dans ce secteur dans les années 2000, comme Rafaëlle : « Il y a 10 ans, il y avait beaucoup moins de filles et nous étions avec Fanny l’un des premiers groupes féminins à faire Jazz Migration. Avant, je me posais vraiment la question d’avoir une carrière de musicienne dans ce monde-là (…) et quand avec Fanny nous avons intégré Jazz Migration, le message était « oui c’est possible et vous pourrez en faire votre métier ». Je l’ai vraiment reçu comme ce signal. » Ces dispositifs agissent pour tous les artistes et en particulier pour les musiciennes qui les intègrent comme des endroits de reconnaissance, des mécanismes d’intégration facilitée.
Être « validé·e », c’est aussi donc intégrer ce « réseau » devenu primordial pour développer sa carrière, et ce, encore plus dans le champ du jazz et des musiques improvisées. Amalia Umada Obrebowska explique ainsi que « grâce à ce programme, [elle a] pu élargir [ses] horizons et [se] faire de nouveaux contacts. » Faye MacCalman place cette question en tête des intérêts qu’elle retient de hothouse : « Avoir eu l’opportunité d’aller à Paris (pour les Rencontres AJC en 2021, ndlr) a probablement été la meilleure partie de cet accompagnement afin de créer ces connexions. »
« Créer un réseau de personnes intéressées par ce type de musique », chez Amalia , « rencontrer de nouvelles personnes, présenter [sa] musique dans un nouvel environnement » pour Faye, c’est cette constante partagée qui permet même un élargissement du champ des possibles pour ces artistes, comme le souligne aussi Rafaëlle : « Jazz Migration nous a aussi apporté des possibilités, des manières d’imaginer autrement le monde du spectacle, différentes façons d’envisager le monde artistique et plus simplement sa carrière. »
« Être un artiste, c’est définitivement faire preuve de créativité et créer son propre art. La partie musicale est très importante. Mais ce dont vous avez également besoin, c’est de l’aspect pratique. Et ils nous ont vraiment aidés pour ça. » La considération de l’extra-artistique est primordiale dans la construction de chacun de nos dispositifs et cela semble avoir été perçu par Faye lors de son passage par hothouse. Rafaëlle Rinaudo insiste, faisant de « Jazz Migration le seul endroit où [elle a] pu grandir en tant que musicienne avec des gens qui permettaient de retravailler sur chaque aspect du métier. »
« Ils nous ont aidé avec les demandes de financement. Ils nous ont aidé avec les budgets. » précise Faye, « Je peux maintenant utiliser des outils de promotion plus élaborés et organiser la tournée internationale de mon groupe » souligne Amalia, chacune finalement rappelant ce sur quoi accentue Rafaëlle lorsqu’elle dit que « quand on est musicien, on est de vrais couteaux-suisses, la palette des compétences est extrêmement large et pouvoir avoir cet accompagnement personnalisé sur tous ces aspects divers du métier de musicien est crucial ».
Si Amalia ne « perçoit aucune limite et espère que ces projets s’étendront à chaque nouvelle édition », nos dispositifs ont pour habitude de perpétuellement se remettre en question, d’interroger les limites de leurs actions afin de s’approcher au mieux des besoins et attentes des artistes qui en bénéficient.
La question du format est ainsi essentielle. Comparer nos dispositifs aujourd’hui avec leur version originale n’aurait que trop peu de sens – il suffit de voir les évolutions de Jazz Migration sur 20 ans. Leurs contenus dépendent inévitablement des contextes dans lesquels évoluent les artistes et des manques qui doivent être comblés. Faye parle ainsi d’une « sorte de privilège » de participer à hothouse tant il est compliqué « au Royaume-Uni d’avoir le temps de travailler sur ce qui vous intéresse vraiment et de trouver les sons que vous voulez ensuite créer » sans le soutien d’un projet comme celui porté par le Manchester Jazz Festival.
La durée de l’accompagnement, évoquée à plusieurs reprises dans l’étude « Artist development in Europe in jazz and contemporay music », est un thème crucial que l’on retrouve dans les propos de Faye « En fait, j’ai vraiment apprécié le fait que hothouse soit plus long, car ça me prend beaucoup de temps pour écrire de la musique. Et j’aime avoir le temps de penser à tout dans les moindres détails. » Le passage de Jazz Migration de 1 à 2 ans d’accompagnement en 2015 répondra à ce même besoin d’un travail au long cours aux côtés des musicien·ne·s.
« Les projecteurs sont sur toi pendant un an, deux ans mais à la fin du dispositif, il faut que les musiciens se renouvellent et anticipent ce virage qui est quand même assez important. » C’est ainsi que Rafaëlle Rinaudo évoque l’une des questions majeures de ces projets d’accompagnement, qui peuvent se rendre « trop complets » et ne pas rendre suffisamment évidente la transition vers une sortie du dispositif. Afin d’éviter un potentiel « arrêt temporaire dans le groupe », il faut très tôt, « repenser son propos artistique et réfléchir sa carrière dans le temps », selon les conseils de Rafaëlle qui semble être parée à tout avec son dernier projet en date, Nout, passé par Jazz Migration entre 2021 et 2022.
Ces dispositifs sont perçus – et pensés – comme une première marche, un facilitateur qui doit être alimenté, entretenu, pour être le plus utile possible. Alors quand on leur demande de penser la suite, Faye MacCalman, Amalia Umeda Obrebowska et Rafaëlle Rinaudo imaginent toutes la nécessité de poursuivre l’ouverture de ces projets. Qu’il s’agisse d’ouvrir les mondes du jazz à ces jeunes artistes – « ils devraient créer un grand réseau de connexions, non seulement entre les artistes, les agents et les promoteurs, mais aussi avec les médias, les journalistes, les diffuseurs et les autres musiciens » – ou vers d’autres terrains de jeux : « ils pourraient s’étendre à toute l’Europe pour ouvrir le public et les promoteurs à la découverte de différents styles de musique improvisée » comme l’évoque Amalia.
Faye, pour qui l’ouverture européenne est encore plus une nécessité désormais, fait le même constat : « A cause du Brexit, il est très important d’avoir ces contacts. Et ça aide vraiment à se sentir moins isolé, en allant à un événement comme les Rencontres AJC, et en rencontrant beaucoup de gens de toute l’Europe. »
Cette pensée vers l’Europe et ses autres terrains de jeux se double d’une conscience environnementale forte aujourd’hui, qui vient appuyer sa réalisation sur ce « réseau européen [qui] s’est extrêmement bien structuré » que connaît bien désormais Rafaëlle, qui pousse, comme d’autres acteurs du jazz européens, à « développer des systèmes de tournée européenne (au sein de Jazz Migration) offrant à tous d’être plus responsables écologiquement ».
Ouvrir ces projets à plus d’échanges en Europe avec l’ensemble des professionnels et à de nouveaux publics, c’était le souhait d’Amalia après sa participation à International Jazz Platform ; poursuivre l’histoire de ces musiques, toujours nourries et définies par la rencontre, l’échange, la mixité, c’est aussi notre ambition quotidienne !
Antoine Bos & Léna Kehaili