Parler d’émergence, d’accompagnement de jeunes artistes, questionner l’urgence d’y travailler collectivement sans interroger la riche histoire de cette musique, sans constater que le jazz et ses différentes formes ont toujours émergé dans une forme d’urgence, que celle-ci soit raciale, artistique, ou sociale, serait une erreur ! C’est pourquoi nous avons confié la tâche de (re)connecter “emergence” et “emergency” au fil des histoires à l’un des plus grands historiens de cette musique.
Selon le dictionnaire, émergence et urgence, malgré leur origine commune, “sont aujourd’hui complètement différenciées, émergence signifiant le fait d’émerger, de se faire connaître et urgence signifiant une situation qui s’est produite qui exige des mesures rapides“. Dans notre monde réel, cependant, ils semblent actuellement inextricablement liés et se nourrissent l’un l’autre.
Des phénomènes émergents provoquent des urgences et exigent des choix conséquents. Dans de nombreux cas, voire dans tous les cas, ces urgences n’étaient pourtant pas prévues. La communauté scientifique dans son ensemble ainsi tente depuis longtemps d’alerter l’opinion publique sur les risques découlant de notre modèle de développement économique. La perte de la biodiversité, l’abus d’antibiotiques, la production industrielle de viande, la surconsommation de combustibles fossiles et le changement climatique qui en découle n’ont pas seulement eu un impact sur l’environnement, mais menacent désormais aussi les humains, soulignant le lien entre phénomènes émergents et urgences provoquées.
Ces mots étaient aussi associés à la musique auparavant. Le concept même d’artistes “émergent·e·s” a longtemps été utilisé dans la presse : émerger, laissait-on entendre, d’une sorte d’underground ou de pépinière, que le public voyait à l’horizon des choix de programmation et des critiques. Aujourd’hui, nos musiques essayent d’émerger tout en faisant face aux urgences qui se présentent continuellement, tandis que pour les artistes “émergent·e·s”, le chemin vers une plus grande visibilité est rendu plus ardu et complexe qu’auparavant : comme une situation d’urgence permanente.
des premières urgences, les premières notes
Le jazz – la musique issue de l’expérience africaine aux Amériques et de ses musicien·ne·s – a vécu historiquement sur le fil ténu entre émergence et urgence. Il est certainement né d’une situation d’urgence : il a fini par représenter sur la scène sociale et culturelle l’expression de la communauté africaine des USA, grâce à l’art de créateur·rice·s qui ont utilisé les rares moyens disponibles – guitares bon marché dans le delta du Mississippi, instruments mis au rebut pendant la guerre civile à la Nouvelle-Orléans – pour créer un nouveau langage qui a changé les musiques populaires du monde entier. Il annonçait la percée dans la visibilité, l’appropriation des instruments, des techniques, de la sphère publique et du marché. C’était un acte d’auto-authenticité. Si vous êtes invisible, comment faites-vous sentir votre présence ? Par le son.
Son émergence a lentement porté à la connaissance du monde les accomplissements et les aspirations de cette communauté créée par l’un des plus grands bouleversements sociaux de l’histoire, un événement qui a établi la base financière de la modernité : la traite des esclaves qui, au cours de trois siècles, a déplacé de force des millions de personnes de leurs foyers en Afrique, les amenant à la mort dans les voyages ou finalement aux conditions insupportables de l’esclavage sur les côtes américaines.
Il est difficile et aussi très commode, pour les Européens de passer sous silence ce fait, qui doit pourtant être constamment rappelé, comme on rappelle aux personnes déplacées d’origine africaine la couleur de leur peau depuis toujours. Leur situation est certes pleine d’urgences potentielles mais la légèreté, l’humour et le caractère dansant du jazz étaient une célébration de la vie. Un sentiment plus sombre imprègne généralement le blues, où les urgences de la vie quotidienne sont fréquemment évoquées : parasites, inondations, manque de moyens : Bessie Smith chantait l’inondation dans High Water Blues, Leadbelly racontait le scarabée qui dévastait les champs dans Boll Weevil Blues, etc.
émergence du jazz et émergence dans le jazz
C’est une émergence contrastée, certes qui n’a jamais été permanente et a dû continuellement changer de forme. Les langages, les techniques, les formes ont été cooptés par le monde du spectacle et le jazz a vécu dans une zone limite : caché à la vue du grand public, mais bien présent dans les grands genres musicaux à succès commercial, de la chanson au théâtre musical, du cinéma à la musique enregistrée.
L’émergence du jazz et l’émergence dans le jazz sont bien sûr deux questions liées mais différentes. Pour émerger dans le jazz, les musicien·ne·s ont dû traiter avec plusieurs groupes de ” protecteurs ” d’une manière similaire à celle des peintres dans le monde de l’art. Les critiques, les journalistes, les historien·ne·s, les programmateurs de radio, les producteurs de disques, les diffuseurs avaient toutes et tous leur mot à dire sur la carrière des musicien·ne·s. Bien souvent, ces rôles étaient confondus dans un dédale de conflits d’intérêts qui conduisaient à la malhonnêteté intellectuelle voire à la corruption. De nombreux artistes n’ont pas développé de stratégie leur permettant de naviguer dans cette situation, rendue encore plus compliquée par l’omniprésente question de la couleur de peau. Louis Armstrong était brutal dans ses souvenirs : “Nous, les nègres, devons choisir un maître blanc et ce maître vous protégera des autres Blancs“. Des musiciens comme Jelly Roll Morton, Sidney Bechet, Thelonious Monk et Charles Mingus étaient considérés comme “problématiques”, “instables”, accusés d’avoir un ego surdimensionné et facilement étiquetés comme psychologiquement perturbés. Non pas que le difficile apprentissage de l’équilibre requis pour faire carrière n’ait pas créé les conditions propices à des épisodes maniaques ou à l’abus de substances. Certains d’entre eux, grâce à une détermination d’acier, ont réussi à travailler et à enregistrer ; d’autres – Herbie Nichols en est un exemple majeur – ont été réduits en poussière par la machine, ont succombé ou ont quitté la musique. Pour les femmes noires, les obstacles étaient encore plus élevés. Ce n’est que maintenant que Mary Lou Williams commence à occuper dans l’histoire du jazz la place majeure qui lui revient de droit. La correction de cette page d’histoire ne fait que commencer.
Pour émerger dans le jazz, les musicien·ne·s ont dû traiter avec plusieurs groupes de “protecteurs”. Dans le même temps, l’émergence du jazz dans le paysage culturel populaire est loin d’être linéaire.
Dans le même temps, l’émergence du jazz dans le paysage culturel populaire est loin d’être linéaire. Pour le grand public, Paul Whiteman (quelle ironie dans le nom) représentait le jazz, excellent et sensible arrangeur qui a gagné le respect en commandant Rhapsody in Blue à George Gershwin ainsi qu’en accueillant dans son groupe, à la fin des années 20, de grands improvisateurs comme Bix Beiderbecke et son cercle de musiciens de Chicago. Ces noms n’étaient cependant encore connus que d’un public restreint. Même à Harlem, foyer de la culture et de la musique afro-américaines, le jazz suscitait un enthousiasme limité, voire une franche hostilité, de la part des ténors de la Renaissance de Harlem. Alors que grâce à Fletcher Henderson et Duke Ellington, le langage du big band prend forme avec une intégration inédite entre écriture et improvisation, le jazz est relégué au second plan des spectacles de cabaret. Et le piano stride, le style dynamique qui articulait la poussée rythmique du ragtime de la manière la plus moderne était l’outil d’urgence, la bande sonore de la survie lorsque les “rent parties” sont devenues un moyen efficace pour les familles de rassembler l’argent du loyer. Duke Ellington se souvenait avec émotion des figures majeures et personnages légendaires de cette scène, qui était devenue pour lui, une sorte d’école du perfectionnement. Être capable de répondre, de rivaliser, de maintenir un dialogue dans ce contexte était certainement un moyen d’émerger parmi ses pairs : un mécanisme qui s’est affiné à l’ère du swing avec la naissance de la jam session.
le jazz, aux contacts de l'Histoire
Le krach de Wall Street a presque tué l’industrie du divertissement et de nombreux musicien·ne·s de jazz ont disparu. L’urgence était synonyme de travail ingrat, dans le meilleur des cas de boulots mal payés dans le monde de la musique : bals de grange, spectacles sous tente, vaudeville. Certains ont émigré en Europe ou ailleurs à la recherche de pâturages plus verts. Louis Armstrong a répondu magistralement à la crise la transformant en un tremplin pour sa carrière de chanteur, élargissant le répertoire du jazz à toutes les chansons populaires contemporaines et pas seulement aux chansons “raciales”, et fondant en fait le concept actuel de reprise.
La fin de cette situation d’urgence autour de 1935 a permis à des styles de musique et de danse festifs créés dans la culture noire d’émerger dans le courant dominant : Benny Goodman et Artie Shaw, les Dorsey Brothers et Glenn Miller, les films de Fred Astaire et les jitterbugs. Au sein de leurs communautés – toujours loin de l’enrichissement– les groupes noirs ont atteint un certain prestige social et une stabilité́ financière.
S’il est un point où l’émergence et l’urgence se sont heurtées, c’est dans l’histoire du musicien rom Django Reinhardt, qui a réussi à s’imposer comme leader d’un nouveau style de jazz malgré la perte de mobilité de deux doigts de la main gauche due à des blessures subies dans l’incendie de sa caravane. Il avait connu un succès précoce en tant que banjoïste de groupes de danse mais l’incendie semblait destiné à mettre un terme à sa carrière musicale s’il n’avait pas réussi à transformer ce handicap en la base d’un nouveau style.
Le fascisme en Italie, plus tard le nazisme en Allemagne tenteront activement de bloquer l’émergence d’une musique d’inspiration afro-américaine tandis qu’en temps de guerre aux États-Unis, les big bands se retrouvent dans une autre situation d’urgence, celle de combler les rangs de l’armée. Le vide a été comblé, de manière surprenante pour le grand public, par l’ascension étonnante du All-Girls swing band, l’exemple le plus célèbre étant « The International Sweethearts of Rhythm », un big band non seulement entièrement féminin mais également racialement intégré.
résurrections et réémergences du jazz
Après la guerre, le panorama de la musique populaire est totalement modifié et son industrie restructurée par plusieurs innovations technologiques clés. Les magnétophones à bande magnétique permettent une plus grande fidélité et ouvrent la voie à l’édition et au multipistage ; le vinyle différencie davantage les formats entre la chanson et les compositions classiques acceptées ; l’invention du transistor en 1947 révolutionne l’écoute de la radio, créant un espace pour les adolescent·e·s qui peuvent écouter seul.e.s et découvrir les stations locales de rhythm’n’blues. La société de perception des droits ASCAP voit sa suprématie contestée par le nouveau venu Broadcast Music Incorporated : l’époque de Tin Pan Alley est révolue. Le jazz – tel que défini à l’époque par les canonistes – a presque disparu de la scène, sauvé en tant que marché de niche par un nouveau type d’auditeur·rice, l’intellectuel·le de banlieue avec son système hi-fi. Il est entré à l’université, comme le proclamait un titre célèbre, à la fois comme musique de concert et comme matière d’enseignement. Malgré Schuller et le Third Stream, les figures de proue de la musique en sont cependant exclues. Miles Davis, John Coltrane, Thelonious Monk, sans parler de Charles Mingus, continuent de trimer dans les clubs à bas salaires, tandis que la stratégie d’Ellington, qui consiste à survivre grâce aux royalties de ses compositions, s’avère payante à une époque où les concerts des big bands se font rares. Malgré l’éminence, l’émergence était contrastée et cela a sûrement été au moins l’une des raisons du choix de Davis de changer le caractère de sa musique comme de son personnage public.
Le jazz n’a peut-être pas bénéficié d’une grande notoriété mais son existence souterraine lui a permis de toujours réapparaître sous diverses formes : musiques de danse, bande originale de film, jingles publicitaires.
Si les sons de nombreux artistes de jazz ont émergé dans des solos instrumentaux enrichissant des chansons pop classiques et créant parfois même les accroches qui ont rendu celles-ci célèbres, leurs noms et leurs carrières ont été perdus pour le grand public, qui écoutait beaucoup de jazz sans même s’en rendre compte ; dans les solos, mais aussi dans les techniques d’arrangement et de composition et même dans les timbres instrumentaux innovants : la plupart des instruments électriques (guitare et basse électriques, orgue Hammond, pianos Fender) ayant été popularisés d’abord par le jazz.
Le jazz n’a peut-être pas bénéficié d’une grande notoriété mais son existence souterraine lui a permis de toujours réapparaître sous diverses formes : musique de danse, bande originale de film, jingles publicitaires. Actuellement, une nouvelle vague de musicien·ne·s s’inspire de plusieurs courants du jazz : expérimentation libre et électronique, jazz spirituel des années 60, musique lounge des années 50, jazz funk des années 70 : un phénomène qui a peut-être commencé lorsqu’une nouvelle génération, confrontée à ses propres urgences a adopté et adapté les technologies du vinyle et du mixage – comme leurs ancêtres avaient utilisé des guitares bon marché et des instruments mis au rebut – fin de créer une nouvelle forme d’expression à faible coût et à fort impact, en recyclant souvent, entre autres, les disques de jazz du passé.
Francesco Martinelli
Septembre 2022